Les femmes juives face aux problématiques de l'émancipation en Europe (1790/91-1917)
La tradition juive et les femmes
Parmi les outils de l'antijudaïsme de tradition chrétienne figure en bonne place la question du sort fait aux femmes dans la tradition mosaïque. L'idée d'un abaissement de la femme dans le judaïsme apparaît cependant seulement au début du XVIe siècle avec la parution en 1519 du Juden Büchlein (litt. Brochure juive) de Victor von Karben[1] . Ce topos devient récurrent par la suite. On le retrouve ainsi dans Entedecktes Judenthum (Le judaïsme dévoilé) de Johann Eisenmenger[2] en 1700 et il prolifère au XIXe siècle en particulier chez les théologiens protestants, allemands et étatsuniens, et dans une moindre mesure chez les théologiens catholiques. Parmi les faits couramment relevés pour justifier d'un abaissement de la femme dans le judaïsme : son exclusion du minyan , l'absence d'éducation à la Torah[3] . L'objectif recherché est bien entendu de valoriser l'attitude de Jésus par rapport aux femmes et plus globalement celle de l'Église.
De façon très emblématique, parmi les bénédictions matinales que chaque fidèle est censé réciter, trois sont déclinées sur un plan négatif. La troisième est formulée ainsi : « Loué sois-tu Éternel notre Dieu, roi de l'univers qui ne m'a pas fait femme ». Les femmes qui ont à réciter ces bénédictions substituent depuis le XIVe siècle à la troisième la formule suivante : Loué sois-Tu... qui m'a faite selon Sa [sic.] volonté ».
L'origine de cette bénédiction se trouve dans le Talmud de Babylone (Menahot, 43b). La justification la plus classique de cette formule, celle qui est encore usitée par le judaïsme orthodoxe pour arguer du maintien de la bénédiction, se trouve également dans les textes de l'époque : les femmes n'ayant pas à respecter tous les commandements (mitzvot) sont défavorisées et l'homme doit se réjouir d'être, davantage que la femme, soumis à Dieu (TJ, Tossefta). En réalité bien des textes des plus éminents savants du judaïsme montrent que la perception de cette bénédiction est toute autre. Rachi[4] la justifie ainsi : « car la femme est une servante pour son mari comme l'esclave l'est pour le maître ». (Commentaire de Menahot 43b). Beaucoup vont même plus loin en arguant d'une gradation ontique. C'est le cas de Nahmanide[5] (XIIIe siècle), mais aussi du ou des auteurs du Zohar[6] . Inférieure ou déficiente, la femme doit donc être subordonnée à l'homme. L'orthodoxie actuelle soutient toujours la différence de nature entre l'homme et la femme mais valorise la complémentarité des deux. L'homme est fait de Hokhmah (sagesse) quand la femme est faite de Binah (compréhension).
De cela découlent toutes les autres exclusions. « La » femme juive est exclue de l'apprentissage de la Torah parce que cette dernière a été remise aux fils d'Israël selon le récit de l'Exode, et parce que lui enseigner la Torah revient à lui inculquer la Tiflout (la frivolité voire la débauche) d'après le Talmud (TB Sotah 3). La loi orale lui est également interdite. Elle est exemptée de la plupart des mitzvot régulières afin que celles-ci n'entravent pas ses tâches ménagères et maternelles. En échange le Talmud lui promet un bonheur plus grand dans la vie future pour avoir permis aux « mâles » d'étudier la Torah (TB, Berakhot 17a). La femme est également inapte à témoigner, à prier en public, à lire la Torah, à chanter ; sa voix incitant à la débauche (TB, Berakhot 48a).
Pourtant une relecture de l'ensemble du corpus juif (Tanakh[7] , Talmud, Midrashim[8] ) et un appel aux sources archéologiques démontrent que c'est surtout l'interprétation et la sélection rabbinique des textes sacrés qui est la cause de la misogynie affichée. Ainsi la Genèse ne crée pas de subordination entre les sexes : « L'Eternel créa l'homme à son image, masculin et féminin Il les créa. » (Gn 27:1). Les différents livres de la Bible montrent des femmes aux fonctions les plus importantes : juge, reine, prophétesse ... Myriam et les femmes d'Israël chantent (Ex. 15). Hannah prie (1Samuel). L'Alliance est faite en présence des femmes, la promulgation des 10 commandements aussi. Dans le Talmud, Ben Azzai appelle – contre R. Eliezer – à enseigner la Torah aux femmes (TB Sotah 3), etc. Par ailleurs, les études archéologiques sur des synagogues antérieures à la chute du second Temple et à la naissance du judaïsme rabbinique montrent que les femmes exerçaient des fonctions supérieures (archisynagogos) dans la synagogue sans que l'on sache bien lesquelles.
Quoi qu'il en soit les préceptes des fondateurs du judaïsme rabbinique et ceux de leurs successeurs président aux destinées des femmes juives jusqu'à l'ère de l'émancipation, voire au-delà comme en témoigne les photographies réalisées par An-Sky[9] lors de son enquête ethnographique chez les juifs de Russie à l'aube du XXe siècle. Est-ce à dire que le contexte diasporique et communautaire l'impliquait plus particulièrement ? Au XVIIIe siècle en tout cas la femme juive reste marginalisée dans le judaïsme. Sa connaissance de la religion est très superficielle et se limite, dans le meilleur des cas en mondes ashkénazes à la lecture du Tseinah ou Reinah[10] commentaire de la Torah édité au début du XVIIe siècle ou à celle du Meam Loez[11] , son équivalent en mondes sépharades. Il existe cependant plusieurs livres de prières féminins conservés à l'époque moderne et rédigés en yiddish qui témoignent d'une vie liturgique intense. Toutefois, ils ont sans doute été rédigés par des hommes et leur contenu renforce les stéréotypes féminins de la tradition juive.