La crise de l'émancipation (1880-1914)
La dynamique émancipatoire et assimilatrice entre dans une période de crise à partir des années 1880. Au sein de l'Empire russe, l'émancipation qui semblait jusque là devenue une perspective inéluctable achoppe sur l'assassinat du tsar Alexandre II qui entraîne, entre 1881 et 1884, une vague de pogroms ainsi qu'une série de mesures restrictives comme le numerus clausus à l'entrée des universités en 1887 par exemple. En Europe centrale et occidentale, l'émancipation est progressivement remise en cause avec le développement de l'antisémitisme moderne W. Marr publie en 1879 La Victoire du judaïsme sur le germanisme, à la suite de quoi naissent les premières ligues antisémites en Allemagne et en Autriche. En France, le Krach de l'Union Générale en 1882, la publication de La France juive par Édouard Drumont en 1886 puis le Scandale de Panama 1893 créent un climat antisémite qui culmine lors de l'affaire Dreyfus en 1898-99. A Vienne, un candidat antisémite, Karl Lueger, est élu à la mairie en 1895.
Au sein du judaïsme, une remise en cause de l'assimilation jugée néfaste pour la survie du judaïsme prend de l'importance. Penser que ce contexte affecterait avant tout les hommes, davantage bénéficiaires de l'émancipation et plus fréquemment en contact avec la société, constituerait une erreur d'interprétation. Les critiques de l'assimilation au sein du judaïsme trouvent en la personne de la femme, la responsable de tous les maux du judaïsme. La « femme juive bourgeoise » est qualifiée, en particulier dans la presse sioniste, de lascive, frivole, matérialiste : elle déroge à ses impératifs consistant, d'une part, à maintenir dans son foyer une atmosphère juive et, d'autre part, à transmettre l'amour pour son peuple et sa religion. Pire encore, elle est soupçonnée d'attrait pour le christianisme. L'image des salonnières juives de la fin du XVIIIe siècle en Prusse suscite un opprobre presque général. Popularisé par l'historien Heinrich Graetz[1] , ces salonnières, parmi les plus connues Dorothea Mendelssohn, Henriette Hertz et Rahel Varnhagen, sont des femmes de la bourgeoisie juive éclairée. Elles sont une centaine à choisir la conversion et Graetz en fait le symbole du manque de fidélité féminine. Les historiens postérieurs y voient plutôt la résultante du peu d'opportunités offertes aux femmes dans le judaïsme pour s'épanouir. Pourtant, en Allemagne au cours de la décennie 1870, seuls 7% des convertis sont des femmes. Le chiffre grimpe à 40% au cours de la Belle Époque sans jamais dépasser celui des hommes. La situation semble un peu différente en Pologne au début du XXe siècle.
Par ailleurs, la pensée antisémite la plus « élaborée » s'appuie à la fois sur le mythe médiéval de l'homme juif menstrué et sur les écrits, plus contemporains, de convertis prospère sur le thème du juif comme créature sexuellement inversée. Otto Weininger – jeune juif viennois converti au protestantisme, contribue à re-populariser cette accusation infâmante dans un ouvrage de 1903 intitulé Sexe et Caractère qui connaît un grand succès dans les milieux antisémites. Il y prétend que chaque individu est composé, dans des proportions variables, d'une part de féminin et d'une part de masculin. Sur cette base, il explique l'existence du lesbianisme – des femmes trop masculines – ou de l'homosexualité masculine – des hommes trop féminins. Dans le contexte racialiste prégnant à l'époque, la théorie de Weininger s'étend au groupe : les juifs sont féminins et les juives masculines. Weininger se suicide l'année de la publication de son essai et beaucoup font encore aujourd'hui de lui l'archétype du juif souffrant de la haine de soi.
Le mythe antisémite du juif comme créature inversée insiste en particulier sur la question du foyer, siège traditionnel de l'homme juif étudiant la Torah, pendant que c'est la femme qui en sort pour subvenir au besoin de la famille, schéma très réducteur qui, s'il existe encore dans certains shtetlekh[2] de la Zone de résidence dans l'Empire russe, est paradoxalement l'antithèse du modèle bourgeois auquel participe l'immense majorité des familles juives d'Europe occidentale. Et les antisémites d'ajouter parfois à ce tableau quelques considérations physiologiques – le juif a un timbre de voix féminin – ou psychologique – le juif est, comme la femme, dépourvu de toute logique – qui en disent long, autant sur la haine des juifs que sur la misogynie ambiante à la fin du XIXe siècle. Pour autant, si c'est surtout la féminité du « mâle » juif qui est mise en exergue, toute femme juive doit également, dans ses choix, imaginer faire face à l'accusation infâmante de masculinité. Autant dire que la « performance » - pour reprendre les termes de Judith Butler[3] – consistant à être à la fois juive et femme constitue un défi de tous les jours.
Cela n'est pas sans peser sur certains choix de carrière. Rares sont les femmes en Europe occidentale et centrale à chercher dans un premier temps une émancipation par le travail. Quand le phénomène survient, avec l'ouverture en Allemagne des universités aux femmes au début des années 1900, faire le choix d'une carrière comme la médecine ou le droit est moins bien vu que celui de l'enseignement. Quant à revendiquer des rôles jusqu'alors masculins au sein de la synagogue qui reste un symbole phare du judaïsme, cela ne semble pas nécessairement opportun dans un tel contexte. Cela est vrai également politiquement. S'engager, par exemple, dans le socialisme est une décision risquée tant elle peut susciter l'ire de la famille et de la communauté et l'opprobre de la société environnante sur la communauté. La pire des décisions est bien entendu de se revendiquer féministe, catégorie qui émerge à la fin des années 1890. Cependant, si certaines jeunes femmes juives issues de la bourgeoisie hésitent à se lancer dans un plan de carrière considéré comme masculin, les réticences ne sont pas les mêmes en Russie, où des compétences en médecine par exemple, constituent un passeport pour le reste du monde.