Les conséquences de l'embourgeoisement dans les rapports hommes/femmes au sein du judaïsme
Les conséquences de l'émancipation sont partout rapides, impressionnantes, et l'entrée en bourgeoisie de la population juive précoce comme en témoigne en 1833 l'historien Isaac Markus Jost[1] : « Tous ceux qui étaient enfants 30 ans plus tôt peuvent témoigner des changements incroyables qui se sont produits chez nous et autour de nous. Nous avons fait un saut dans l'histoire de 1000 ans. »
L'attrait de l'assimilation pour une majorité de juifs s'exerce de façon profonde. Les communautés juives d'Europe occidentale et centrale connaissent au cours du XIXe siècle un double phénomène d'urbanisation et d'entrée en bourgeoisie. Compte tenu du contexte encore hostile en Russie, le phénomène y a une ampleur moindre mais néanmoins significative, en particulier dans la période d'ouverture qui suit la défaite en Crimée (1856) et l'assassinat du tsar réformateur Alexandre II en 1881. Outre la banque et le commerce où certains juifs exploitent un savoir hérité de l'ère pré-émancipatoire, plusieurs domaines sont particulièrement prisés : le droit, la médecine, l'enseignement supérieur parce qu'ils conduisent à des métiers de capacité à la fois rémunérateur et offrant une place en société. Nombreux sont ceux également à s'engager en politique dans la deuxième moitié du siècle, en particulier en France.
L'assimilation suppose que les juifs de sexe masculin passent moins de temps à l'étude de la Torah et davantage en société. Naturellement, l'émancipation rend plus difficile pour les hommes le respect des commandements en les plaçant majoritairement dans des contextes où la référence juive est de moins en moins englobante. Par ailleurs, l'ethos bourgeois auquel adhère progressivement une majorité de juifs d'Europe occidentale et centrale considère la religiosité comme féminine. Une des conséquences de l'assimilation est donc de placer entre les mains des femmes juives la responsabilité, très théorique, du judaïsme. Or, au XIXe siècle, la réforme du judaïsme qui accompagne l'émancipation – phénomène bien moins influent en France qu'en Allemagne notamment – ne transfère pas les clefs de la religion juive aux femmes, loin de là. Non seulement ces dernières ne « pénètrent » pas davantage la synagogue, mais elles ne reçoivent toujours qu'une éducation religieuse très superficielle, d'autant que s'impose progressivement l'idée d'une judéité essentialisée, sensée infuser spontanément dans les « esprits juifs ». Cette croyance s'ancre assez profondément. Même les partisans de l'éducation religieuse des jeunes filles sont obligés d'y faire référence. « On n'enseigne pas la Torah à la jeune fille juive mais l'esprit de la Torah lui baigne cependant l'esprit dès le berceau » : tel est le leitmotiv de l'époque. On le retrouve encore un siècle plus tard chez le grand rabbin de France Ernest Gugenheim en 1982 lorsqu'il explique la dispense des mitzvot : « la femme porte biologiquement, au plus profond de son être une disponibilité à la sanctification ». Ces affirmations constituent des obstacles pour les femmes cherchant à développer une éducation religieuse plus approfondie pour leurs consœurs.
Par ailleurs, avec la modernité et la montée en puissance de l'État séculier qui s'arroge progressivement bon nombre de prérogatives autrefois dévolues au religieux, le contrôle de la moralité échappe peu à peu aux autorités rabbiniques désormais dépourvues de tout pouvoir temporel. Si les rabbins conservent une influence sur le comportement des familles juives, ils n'ont désormais plus guère de leviers d'action. Par conséquent c'est au sein de la famille que se détermine en grande partie la gestion de la moralité et c'est en particulier à la femme qu'est dévolue cette tâche. Mais, s'il est désormais plus difficile pour les hommes de respecter les commandements, est-ce vraiment plus facile pour les femmes depuis leurs foyers de les y aider ?
Qu'est-ce d'ailleurs que ce foyer ? Rachel Biale, auteur de Women in Jewish Law affirme dans son ouvrage que la femme n'a, dans la tradition juive, aucun rôle public et que le foyer est son domaine. En quoi la modernité induite par l'émancipation change-t-elle donc la donne ? Le foyer traditionnel n'est pas clos. Son entretien par la femme suppose un minimum de travail afin de laisser à son mari le temps d'étudier la Torah. Par conséquent si la femme n'est pas valorisée dans son rôle, elle n'en est pas moins au contact avec le monde extérieur, contact qu'elle perd peu à peu avec l'embourgeoisement. Le foyer se restreint désormais à son sens strict et à ses murs. Ainsi, cette judéité domestique – certains parlent de judéité dissimulée – rassure les hommes et leur permet de s'assimiler sans grands états d'âmes à la société environnante. Il en résulte une masculinisation de l'homme juif, au sens bourgeois du terme, qui a désormais entre ses mains la responsabilité de l'entretien du foyer et l'opportunité d'asseoir et d'améliorer sa position sociale.