Les religions embrigadées au service des nations
A partir des sociétés du nord de la Méditerranée, deux mouvements ont traversé le XIXe siècle, l'un à caractère social, l'autre à caractère national. Le second put s'alimenter, dans nombre de cas, à une référence religieuse lorsque, au sein d'empires pluriconfesssionnels continentaux (Empire ottoman, Empire russe, Empire austro-hongrois), celle-ci permettait de mobiliser des populations contre les autorités centrales. Au cours de la même période, les puissances impériales maritimes (Grande-Bretagne, France) se renforcent, elles sont concurrencées par les jeunes Etats-nations que sont l'Allemagne et l'Italie. En 1911, le bras de fer entre la France et l'Allemagne concernant le Maroc tourne à l'avantage de la première qui impose son protectorat par le Traité de Fès (mars 1912). Dans ce contexte, et en dépit des propositions de négociations formulées par l'Empire ottoman, l'Italie conquiert les provinces de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan (septembre 1911-octobre 1912). Constatant l'état d'affaiblissement dans lequel se trouve l'armée ottomane et craignant une mise sous tutelle par les Puissances européennes peu sensibles à la destinée des christianismes orientaux, la Ligue balkanique (Serbie, Monténégro, Grèce, Bulgarie) déclare, dans la foulée, la guerre à l'Empire ottoman (octobre 1912) .
La Russie se présente alors comme fidèle à sa mission de protection du « petit frère serbe » en particulier et des chrétiens orthodoxes en général. Mais ceux-ci se divisent en dépit des victoires qui portent la Ligue balkanique aux portes d'Istanbul. Les divergences éclatent entre Serbes et Bulgares au sujet du partage de la Macédoine. Une deuxième guerre balkanique éclate (juin-juillet 1913), au cours de laquelle la Bulgarie affronte ses alliés de la veille, rejoints par la Roumanie. L'Empire ottoman saisit cette occasion pour reprendre des territoires perdus quelques mois plus tôt. Dans les deux cas, les combats sont très violents et leur issue donne lieu à des déplacements de population sur une base confessionnelle, de nombreux musulmans prenant la route de l'Est pour se retrouver à nouveau sous l'autorité ottomane.
Cette dimension n'est pas absente du contentieux entre Serbes et Autrichiens, entre la fin du mois de juin 1914 et la fin du mois de juillet, ni des arguments qui opposent alors leurs alliés. Au moment des déclarations de guerre du début du mois d'août 1914, l'Allemagne, jusqu'alors anglophile, qualifie la Grande-Bretagne de nation « perfide » car elle ferait jouer l'Entente avec la Russie et la France. Adolf von Harnack[1] , directeur général de la Bibliothèque royale de Berlin, rédige le brouillon de la proclamation de Guillaume II[2] au « peuple allemand », le 6 août : « En pleine paix, l'ennemi nous agresse. C'est pourquoi debout ! Aux armes ! ». Quelques semaines plus tard, il signe avec 93 « représentants de la science et de l'art allemand » un appel au « monde civilisé » qui pose l'Allemagne en situation défensive, justifiant la violation de la neutralité belge. Quant à l'épiscopat austro-hongrois, il est uni derrière le nouvel archevêque de Vienne, le cardinal Piffl[3] qui déclare en octobre 1914 : « Nous combattons pour la vérité et le droit, nous combattons pour Dieu et notre sainte foi, nous combattons pour notre empereur et notre terre patrie. Dans ce combat pour nos biens les plus sacrés, Dieu est avec nous ! » Dans le camp d'en face, la violation de la neutralité belge est qualifiée d'« acte barbare » au sein de la Triple Entente. En l'absence du roi, du gouvernement et du Parlement, le cardinal Mercier, archevêque de Malines, prend la tête d'un combat au nom de la foi catholique. La lettre pastorale, intitulée Patriotisme et Endurance, vise à insérer le combat dans une théologie de la « guerre juste » qui s'ouvre sur une promesse de salut.
Les autorités catholiques et protestantes tentent vainement d'étouffer l'incendie. Les sympathies du magistère romain vont initialement à la cause autrichienne, mais les mots de réconfort envoyés à Vienne après l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand[4] ne valent pas quitus pour une guerre contre la Serbie qui vient de signer un Concordat (24 juin 1914). Élu Pape le 3 septembre 1914, Benoît XV[5] condamne tous les crimes et renvoie dos-à-dos les protagonistes (Ad Beatissimi, 1er novembre 1914). Les catholiques sont invités à prier pour la paix, mais chaque épiscopat infléchit les paroles pontificales dans le sens d'une « paix par le droit » qui vise à s'accorder avec le patriotisme des fidèles. L'impression dominante reste que le Pape est soumis aux pressions de l'ennemi d'où qu'il vienne. Au même moment, Mgr Nathan Söderblom, archevêque luthérien d'Uppsala et primat d'une Suède neutre, lance un « Appel pour la paix et la communion chrétienne » qui ne reçoit pas plus d'écho. Les exhortations publiques et les démarches diplomatiques de ces autorités chrétiennes s'avèrent infructueuses dans un moment où chaque belligérant croit pouvoir l'emporter dans des délais brefs.
Par une attaque sur les ports russes de la mer Noire, l'Empire ottoman provoque les déclarations de guerre des Puissances de l'Entente en novembre 1914. Appuyé par les ulémas, le sheikh-ül-islam[6] promulgue une fatwâ[7] dans laquelle il engage tous les musulmans, ottomans ou non, au « plus impérieux devoir religieux de participer au jihâd en corps et en biens » . La propagande au service du sultan s'active par le biais de prédicateurs et d'étudiants pour susciter des soulèvements dans les empires ennemis. Vienne a l'ambition de prendre la place de la France comme puissance protectrice des catholiques d'Orient. Mais les autorités austro-hongroises, plus réservées que les Allemands à l'égard des Ottomans, n'ont pas élaboré de plan précis de substitution. L'écho de la fatwâ est faible hors de la Porte. Parmi les personnalités en vue, seul l'Algéro-Tunisien Sâlah al-Sharîf[8] justifie l'acte avec La Vérité au sujet de la guerre sainte (1916), brochure dans laquelle il fait du jihâd défensif « un devoir individuel, obligatoire contre l'agresseur, la France, l'Angleterre et la Russie ». L'ouvrage, traduit de l'arabe, est publié à Berlin.
À l'annonce de la déclaration de guerre, tout en faisant montre de sa loyauté envers le gouvernement ottoman, le Dachnak[9] lève en Transcaucasie des dizaines de milliers de volontaires susceptibles de devenir des forces supplétives pour l'armée russe. Devant le risque encouru et à la suite de l'effondrement de la Troisième Armée ottomane, Enver Pacha[10] ordonne un transfert des soldats arméniens vers des « bataillons de travail » où ils sont massacrés. C'est le point de départ d'un génocide. Le bombardement du quartier arménien de la ville de Van, décidé par Djevdet Pacha[11] au début du printemps 1915, en raison du refus du Dachnak de lui procurer des volontaires, est suivi d'une insurrection qui provoque d'un côté la généralisation des déportations, de l'autre l'entrée dans la ville des troupes russes. L'élite istanbuliote du millet[12] arménien est décapitée par l'arrestation de plusieurs centaines de responsables. Des massacres s'étendent à d'autres régions peuplées d'arméniens durant l'été 1915, puis les déportations touchent les arméniens de Cilicie chassés jusqu'à la ville de Deir ez-Zor sur l'Euphrate. Les Puissances de l'Entente dénoncent ces « assassinats de masse », alors que les diplomates allemands craignent d'être accusés d'ingérence au profit d'une minorité s'ils élèvent la voix. Une campagne de presse, conduite à l'initiative du président de la Mission orientale allemande qui mobilise les cercles cléricaux et une cinquantaine de personnalités auprès du Chancelier, reste sans effet. Seule est autorisée, grâce à l'ambassadeur états-unien, l'aide humanitaire de l'Armenian and Syrian Relief (futur Near East Relief), pour les arméniens et d'autres communautés affamées et opprimées comme les assyriens.
Le Grand mémorandum, présenté par le Premier ministre russe aux diplomates britanniques et français le 7 mars 1915, indique clairement une ambition : outre le contrôle des Détroits et de la mer de Marmara, il s'agit de mettre la main sur Istanbul-Constantinople. Le Royaume-Uni accepte une première série d'accords, mais manifeste sa volonté de prendre la main dans la région. Le Vice-Roi des Indes, opposé à un contre-appel au jihâd qui risquerait de pousser les musulmans hors de son autorité, fait débarquer des troupes anglo-indiennes à Basra (novembre 1914). Elles établissent de bonnes relations avec le cheikh du Koweït et Ibn Saoud[13] , chef de tribu du Najd, mais elles sont battues par les Ottomans en avril 1916. C'est donc la carte jouée par les services britanniques du Caire qui s'impose, à savoir le soulèvement des Arabes marqué par la figure de l'officier Lawrence[14] engagé auprès de Fayçal[15] , un des fils du chérif des « lieux saints » de l'islam : Hussein ibn ‘Ali[16] . Londres qui vient d'imposer son protectorat sur l'Egypte, pousse ce dernier à prendre parti : « Si la Nation arabe assiste les Anglais dans cette guerre, l'Angleterre garantira qu'aucune intervention interne n'ait lieu en Arabie et donnera aux Arabes toute aide contre une agression extérieure [...]. Peut-être un Arabe de pure race assumera-t-il le Califat à La Mecque et Médine » (31 octobre 1914). Hussein a manifesté son opposition aux Jeunes Turcs[17] et à leur politique de modernisation du droit. Il se contente d'envoyer à Damas l'étendard du prophète de l'islam pour accompagner l'armée dans son expédition contre Suez qui échoue (février 1915), tout en ignorant deux autres demandes : relayer l'appel au jihâd et lever une armée tribale au Hedjaz. Il déclenche une révolte en juin 1916 et se proclame « roi des Arabes ». Mais les Britanniques ne le reconnaissent que comme « roi du Hedjaz », après avoir négocié en secret un partage de la région avec les Français (accord Sykes-Picot, mai 1916) auquel se joignent les Russes et les Italiens.
L'Italie entre en guerre avec la promesse de récupérer une partie des dépouilles de l'empire ottoman et à la condition que le Siège pontifical soit exclu des négociations de paix (mai 1915). La Roumanie et la Bulgarie, orthodoxes avec des minorités catholiques et musulmanes, combattent l'une du côté des Puissances de l'Entente, l'autre de celui des Puissances centrales. Le choix du Portugal est déterminé par les ambitions proclamées de l'Allemagne sur l'Angola et le Mozambique. Cependant, une partie des républicains fait valoir son pacifisme et celui-ci converge avec les orientations de l'opposition catholique et monarchiste hostile à une « France athée » et à une « Angleterre schismatique » dans le climat des « apparitions mariales » de Fatima. Le parti germanophile triomphe avec l'avènement du dictateur Sidonio Pais[18] , qui abandonne à son sort le corps expéditionnaire portugais. Ses victimes (10 000 sur les champs de bataille d'Europe et d'Afrique) lui permettent malgré tout d'être associé aux négociations de paix et d'obtenir de modestes réparations.