« Patriotisme et endurance », lettre-pastorale du cardinal Mercier

Malines, Noël 1914

Mes biens chers Frères,

Il ne me serait pas possible de vous dire, à quel point votre souvenir m'est demeuré présent, durant ces mois de souffrance et de deuil, que nous venons de traverser. J'ai dû brusquement vous quitter, le 20 août, pour aller rendre au Pape vénéré et aimé, que nous venions de perdre, mes derniers devoirs, et pour m'acquitter d'une obligation de conscience à laquelle je ne pouvais me soustraire : l'élection du successeur de Pie X, le Pontife qui régit aujourd'hui l'Eglise, sous le nom, plein de promesses et d'espérances, de Benoît XV. A Rome même, j'appris, coup sur coup, la destruction partielle de la collégiale de Louvain, l'incendie de la bibliothèque et d'installations scientifiques de notre grande Université, la dévastation de la ville, les fusillades, les tortures infligées à des femmes, à des enfants, à des hommes sans défense. Et tandis que je frémissais encore de ces horreurs, les agences télégraphiques nous annonçaient le bombardement de notre admirable église métropolitaine, de l'église de Notre-Dame au-delà la Dyle, du palais épiscopal, et de quartiers considérables de notre chère cité Malinoise. Eloigné de mon diocèse, sans moyen de communication avec vous, je dus concentrer en mon âme ma douleur et la porter avec votre souvenir qui ne me quittait point, au pied du crucifix. Et cette pensée soutint mon courage et me fut une lumière : une catastrophe s'abat sur le monde, me disais-je, et notre chère petite Belgique, si fidèle à Dieu, pourtant, dans la masse de la population, si fière dans son patriotisme, si grande dans son Roi et dans son Gouvernement, en est la première victime. [...]

Alors, je regardai mon crucifix ; je contemplai Jésus, le doux et humble agneau de Dieu, meurtri, enveloppé de son sang comme d'une tunique, et je crus entendre tomber de ses lèvres les paroles que le Psalmiste profère en son nom : « Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » [...] Et le murmure s'arrêta sur mes lèvres, et je pensai à ce qu'avait dit dans son Evangile Notre Divin Sauveur : « Il ne faut pas que le serviteur soit mieux traité que son Maître. » Le chrétien est le disciple d'un Dieu qui s'est fait homme pour souffrir et pour mourir. Se raidir contre la douleur, se révolter contre la Providence, parce qu'elle permet la souffrance et le deuil, c'est oublier ses origines [...] lorsque, plus tard, à Malines, à Louvain, à Anvers, il me fut donné de serrer la main à ces braves, qui portaient dans leurs tissus une balle ou, au front, une blessure, pour avoir marché à l'assaut de l'ennemi ou soutenu le choc de ses attaques, il me venait spontanément aux lèvres une parole de reconnaissance émue : Mes vaillants amis, leur disais-je, c'est pour nous, pour chacun de nous, pour moi, que vous avez exposé votre vie et que vous souffrez. [...]

Dans l'acceptation rigoureuse et théologique du mot, non, le soldat n'est pas un martyr, car il meurt, les armes à la main, tandis que le martyr se livre, sans défense, à la violence de ses bourreaux. Mais si vous me demandez ce que je pense du salut éternel d'un brave, qui donne consciemment sa vie pour défendre l'honneur de sa patrie, et venger la justice violée, je n'hésite pas à répondre que sans aucun doute le Christ couronne la vaillance militaire, et que la mort, chrétiennement acceptée, assure au soldat le salut de son âme [...] Le soldat qui meurt pour sauver ses frères, pour protéger les foyers et les autels de la patrie, accomplit cette forme supérieure de la charité. [...] Mères chrétiennes, soyez fiers de vos fils. De toutes nos douleurs, la vôtre est, peut-être, la plus digne de nos respects. Il me semble vous voir en deuil, mais debout, à côté de la Vierge des douleurs, au pied de la Croix. [...] Tous nos héros ne figurent pas à l'ordre du jour des armées, mais nous sommes fondés à espérer pour eux la couronne immortelle qui ceint le front des élus. [...]

Source : https://archive.org/stream/lettrepastoraled00merc/lettrepastoraled00merc_djvu.txt

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