De la guerre à la paix : des règles internationales sans référent religieux
Une nouvelle série d'initiatives en faveur de la paix sont prises au cours de l'année 1917. Du côté protestant, Nathan Söderblom propose sans succès une Conférence mondiale pour la paix. Du côté catholique, la note pontificale du 1e août suggère un ensemble de propositions concrètes en faveur de l'établissement d'une paix durable . Une minorité d'évêques approuve sans réserve, mais le plus souvent le document est ignoré. Il est exceptionnellement critiqué de manière publique, en France comme en Allemagne. L'argument donné par ces catholiques opposés à l'initiative pontificale est que le pape aurait parlé non comme chef spirituel mais comme souverain d'un Etat neutre. Les autorités chrétiennes orthodoxes et juives restent silencieuses. Les autorités musulmanes restent divisées par trois appels contradictoires au jihâd puisque, à l'antagonisme entre le sheïkh ul-islâm et le chérif de La Mecque est venu s'ajouter une mobilisation de chiites mésopotamiens contre les troupes britanniques venues du sous-continent indien.
Trois nouveaux éléments modifient la situation à la fin de l'année 1917. La Russie, devenue soviétique, se retire du conflit en dévoilant tous les accords secrets. Cette révélation suscite l'indignation de Fayçal et de Hussein, mais ne remet pas en question leur engagement. Or, pour infléchir le penchant germanophile majoritaire parmi les juifs états-uniens, le Secrétaire du Foreign Office Lord Balfour[1] promet l'établissement d'un « foyer national » juif en Palestine (2 novembre 1917), un projet ensuite défendu par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Quelques mois plus tôt les Etats-Unis ont déclaré la guerre aux Puissances centrales sous condition d'établir de nouvelles règles internationales, fondées sur la liberté des mers et la fixation des frontières en vertu du respect des « nationalités », qui prennent corps dans les « Quatorze Points » du président Wilson[2] (janvier 1918). L'entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne conduit à un basculement du rapport de forces à l'automne 1918 et à la décision par les autorités politiques allemandes d'accepter un armistice (11 novembre) trois jours après l'abdication de l'empereur.
Les cultes ont participé à l'effort de mobilisation, leurs représentants partagent la joie de la victoire ou l'affliction dans la défaite. La Kriegstheologie (« théologie de guerre »), selon l'expression autrichienne, tendue entre l'espoir de victoire et la recherche de paix à travers l' « empereur », le « roi » ou le « droit », s'impose jusqu'au bout. Le 29 octobre 1918, le cardinal Piffl prononce encore ces mots devant des soldats : « Le bien et le sang pour notre empereur, le bien et le sang pour notre patrie. » Six mois plus tard, devant une foule rassemblée sur l'esplanade de Fourvière (Lyon), des catholiques lancent les « trois cris de la France au Sacré-Cœur : Merci ! Pitié ! Credo ! » Très vite, cependant, le registre prioritaire des interventions se déplace. Les membres de la Conférence de Lambeth[3] lancent un « Appel au peuple chrétien » (1920) dont la résolution 9 reconnaît la responsabilité de ceux qui se réclament du Christ dans les divisions qui frappent l'humanité. Ils proposent à toutes les communautés chrétiennes de se rapprocher autour un « quadrilatère de consensus » : l'autorité de l' « Écriture sainte », la confession des Symboles de foi des Apôtres et de Nicée, la célébration des sacrements du baptême et de la Cène, la reconnaissance d'un ministère épiscopal de type pastoral. La même année, suivant le principe « si la doctrine divise, le service réunit », le Patriarcat orthodoxe de Constantinople émet des suggestions en vue de la création d'une Association fraternelle d'Églises : relations épistolaires, échanges d'étudiants, assistance mutuelle. La réponse de Benoît XV est aussi brève qu'évasive. Celle des protestants, déchirés entre Français et Allemands sur la culpabilité dans le déclenchement de la guerre, ne vient pas.
Le climat de l'armistice puis des négociations de paix est, en effet, marqué par la désignation de responsables et leur punition par les vainqueurs. Dans les chancelleries domine un anticléricalisme (France, Belgique, Italie) ou un anticatholicisme (Grande-Bretagne, Etats-Unis). Par conséquent, rien n'est fait pour souligner les convergences entre les « Quatorze points » de Wilson et la note pontificale du 1er août 1917, encore moins pour permettre l'adhésion souhaitée par le Pape à la future Société des Nations. Celle-ci est instaurée par un pacte, conclu le 28 avril 1919 entre les 27 Etats qui participent à la conférence de Paris, placé ensuite en tête des cinq traités de paix. La ratification des traités est ainsi liée à l'adhésion à la Société des Nations (S.D.N.), qui apparaît comme un instrument aux mains des vainqueurs.
Benoît XV qualifie la paix de « relative », non de « juste et honorable », parce qu'elle ne fait nulle part référence à des valeurs « chrétiennes ». Il s'inquiète de la nouvelle carte dressée par les vainqueurs : la disparition de l'Autriche-Hongrie n'est pas compensée par la refondation de la Pologne, catholique à plus de 80 %, et l'acquisition de la Transylvanie par la Roumanie qui renforce le poids de la minorité catholique. Il n'y a pas d'unanimité protestante sur le pacte ou les traités. Le coeur de la S.D.N. n'est certes point Rome mais Genève, la ville de Calvin. Cependant, dès mars 1920, le Sénat états-unien rejette les modalités de la paix comme l'adhésion à un organisme international. Et si la Tchécoslovaquie voit s'exprimer une minorité qui exalte la figure de Jan Hus, persécuté par Rome au XVe siècle, c'est bien davantage l'état révolutionnaire frappant l'Allemagne depuis novembre 1918 qui préoccupe les autorités protestantes de langue germanique.
La création d'un « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes », anticipation de la Yougoslavie, se fait au profit d'une majorité orthodoxe de Slaves du Sud, mais Moscou a perdu son statut de « Troisième Rome » depuis la révolution bolchevique. Face au danger de la propagation révolutionnaire sont sacrifiés un demi-million de Pontiques[4] et l'idée d'une Grèce orthodoxe héritière d'une grande partie de l'empire byzantin, au profit d'une République turque laïque, dont les ressortissants sont eux aussi victimes de tueries et de déplacements au cours de la guerre (1920-1923) , servant de glacis protecteur à l'Europe contre la Russie soviétique. Quant aux Arabes majoritairement musulmans, ils ne peuvent empêcher l'établissement de mandats britanniques et français sur le Proche-Orient. Fayçal, qui passe un accord conditionnel avec le sioniste Haïm Weizmann[5] pour négocier à Paris, est désavoué par les siens et, à défaut d'État arabe unifié, n'obtient que le trône d'Irak sous tutelle britannique après avoir été chassé de Damas par les Français. Son frère Abdallah[6] reçoit celui de Transjordanie dans des conditions voisines. La Palestine sous mandat britannique est traversée par des troubles violents en raison de l'installation croissante de juifs. Seule une partie des minorités chrétiennes, chiite et druze tire son épingle du jeu lors de la création du Grand Liban sous domination française, au détriment du pouvoir jusqu'alors exercé par les sunnites. En tout état de cause, la région moyen-orientale paraît secondaire dans la préoccupation des puissants, à l'heure où le général Pilsudski[7] repousse l'Armée Rouge aux portes de Varsovie (décembre 1919 et août 1920).