« Dieu est avec nous ! »
Les formes de soutien confessionnel aux causes nationales sont variées. Les annonces de victoire lors des batailles sont accompagnées de sonneries de cloches. En Allemagne, les directions d'Églises, via notamment le comité ad hoc de l'Union des associations paroissiales protestantes, apportent leur concours à la collecte de pièces d'or pour l'effort de guerre qui rapporte un milliard de marks. En Russie, pour pallier les insuffisances gouvernementales, des comités de secours sont mis sur pied avec l'appui des organisations industrielles et commerciales et de l'Église orthodoxe. Partout des évêchés sont transformés en hôpitaux. Le prêtre, le pasteur, le rabbin, l'imam, comme soldat ou infirmier, s'inscrit dans le combat pour servir, à la fois « père » et « frère » des hommes partis sur le front, partageant dangers, souffrances, espoirs et possibilités de prendre part à une « affaire de sang ». Dans le cas du prêtre catholique, un indult[1] a été adopté un siècle plus tôt pour suspendre la prescription du droit canon[2] interdisant de donner la mort. L'aumônier militaire, introduit ou réintroduit comme au Portugal, est doté d'une autorité morale qui l'autorise à lire les communiqués, à commenter les événements. Malgré une variété sensible de situations, et des accents anticléricaux parfois prononcés, l'accueil qui lui est réservé, par la troupe comme par le corps des officiers, est généralement favorable.
L'arrière participe à la mobilisation du front et mêle, lui aussi, des motifs religieux à une cause nationale. Hermann Cohen[3] apporte sa contribution en défendant la représentation d'une symbiose « judéo-allemande » (Germanité et judéité, 1915) et le Zentrum[4] conduit par participe au « Burgenfrieden », l'équivalent allemand de l'« Union sacrée » française. Pour réfuter les arguments avancés par les Allemands auprès des neutres, en particulier l'Espagne et l'Italie, Alfred Baudrillart[5] , recteur de l'Institut catholique, fonde et anime le Comité catholique de Propagande française à l'étranger (C.C.P.F.E.). Il enrôle Paul Claudel[6] , qui rêve d'en finir avec les « fils de Luther, toutes les hordes de la sombre Germanie ». La parution de La Guerre allemande et le catholicisme (1915) qui fait fond de l'association entre barbarie, germanité, luthéranisme et relativisme kantien, suscite la riposte des catholiques allemands. La Culture allemande, le Catholicisme et la Guerre (1916), ouvrage collectif prolongé par un essai du romaniste rhénan Hermann Platz[7] , dénonce la renaissance de la vieille alliance entre la France et l'Église qui s'y est enracinée. De fait, les panégyriques qui font référence à la figure tutélaire de Jeanne d'Arc[8] , fille du peuple et fille de l'Église, illustrent la tendance à rassembler les deux camps qui s'affrontaient la veille. La France « éternelle », « Fille aînée de l'Église » -celle de Clovis[9] et de Louis IX[10] - et la France « universelle » -celle de Voltaire[11] et de Robespierre[12] - s'allient au nom d'un droit et d'un sol à défendre, l'amour de « Dieu » et de la « civilisation » a partie liée avec celui de la « Patrie » et de la « liberté ». Les principaux responsables ecclésiastiques russes et britanniques participent au même élan contre la « guerre diabolique » conduite par l'Allemagne. L'évêque de Londres, qui défend l'idée de « guerre sainte », parade en public avec son uniforme kaki d'officier qu'il portait comme aumônier honoraire de l'un des régiments de la capitale britannique.
L'unité au sein des deux camps doit être pondérée, précisément par des fissures confessionnelles. La « rumeur infâme » qui, en 1915, vise le clergé catholique français, accusé à la fois d'être responsable de la guerre et de vouloir la défaite, manifeste en mode mineur la permanence des oppositions entre les deux France. Les divisions britanniques sont plus profondes. 200 000 Irlandais se portent volontaires pour partir au front, mais l'Irish Republican Brotherhood (future I.R.A.) nouvellement constituée noue des contacts avec l'Allemagne et prépare la « révolte de Pâques » (avril 1916) qui est écrasée dans le sang. Par ailleurs, l'engagement volontaire de juifs, y compris des non naturalisés après août 1917, ne doit pas laisser ignorer un malaise qui traverse leur communauté en raison de l'alliance du Royaume-Uni avec la Russie, considérée comme l'ennemi majeur. La Russie est, elle, touchée par une crise politico-religieuse au sommet de l'Etat. Nicolas II[13] s'est laissé circonvenir par le moine Raspoutine[14] accusé -sans preuve- d'être un agent de l'Allemagne. Moine illettré, ce dernier jouit d'une réputation de thaumaturge, il a été introduit dès 1905 dans l'intimité de la famille impériale pour atténuer les souffrances du tsarévitch[15] , atteint d'hémophilie. Les résultats obtenus et l'ascendant qu'il exerce sur la tsarine, lui permettent d'imposer ses protégés aux plus hauts postes de l'Église. Sa vie de débauche et les ennemis qu'il a suscités contribuent au discrédit de la monarchie et de l'Église alors que peu de succès militaires viennent récompenser les sacrifices du front et de l'arrière. Après la révolution de février 1917, le Gouvernement provisoire de Russie prend des mesures significatives, parmi lesquelles la liberté de conscience et la possibilité de critiquer le sacré. L'impulsion donnée au nationalisme allemand, au cours de cette même année, à l'occasion du 400e anniversaire de la Réforme, ignore les catholiques et les juifs, la germanité de Luther[16] y est présentée comme preuve de l'élection divine du peuple allemand.
L'espoir, nourri par les catholiques et les protestants confrontés au détachement religieux public, est que les formes immédiates de « retour à Dieu » préparent le « retour à l'Église ». La ferveur des premiers mois de guerre est soulignée, tout comme la différence d'attitude des soldats lorsqu'ils se battent sur le front et lorsqu'ils sont en cantonnement à l'arrière. En France comme en Allemagne, les églises se remplissent, les grandes prières quotidiennes sont relayées par des pèlerinages et ont pour support des images et objets pieux parmi lesquels les médailles bénies. En Grande-Bretagne, après les élans de ferveur initiaux, la fréquentation des lieux du culte anglican retombe au niveau antérieur à celui du conflit, au désespoir des pasteurs qui constatent un écart entre la situation française et la leur. La National Mission, lancée en 1915, est un échec qui laisse apparaître au grand jour les divisions internes de l'institution concernant notamment les emprunts de la Haute-Église au catholicisme. Dans le quotidien, les aumôniers s'attachent à faire coïncider le temps des hommes et le « temps de Dieu », en s'appuyant sur le calendrier liturgique, en conférant aux fêtes une solennité particulière, en donnant à la prédication un style sobre et efficace, en encourageant une discipline régulière (exclure le blasphème, adopter l'insigne). Les militants accompagnent l'action des aumôniers. Ils se regroupent, ils peuvent exercer une puissance attractive qui amène les camarades à la prière, à l'office ou au culte. Aucune confession ne connaît de conversions en masse, mais il y a des phénomènes de retour à la pratique religieuse, éphémères ou durables, avec un tassement à mesure que le conflit se prolonge. Les aménagements des devoirs religieux en temps de guerre sont prévus dans les trois monothéismes, notamment ceux qui concernent le jeûne. Ils sont mis en pratique avec une ampleur inconnue. Dans le cas du catholicisme, des laïcs procèdent à des baptêmes, des prêtres donnent parfois une absolution collective et la présence des « excommuniés » et des « hérétiques » peut être autorisée à la messe. D'une manière générale, le brassage provoque des interrogations sur le sens de la foi vécue et la découverte d'autres expressions de foi. Il provoque aussi des abandons, dont certains sont justifiés par l'attrait pour d'autres formes d'adhésion ou d'engagement, en particulier celle du socialisme marxiste.
Les responsables religieux ont recours aux arguments du châtiment et de l'expiation : pour les autres en cas de victoire, pour soi avec le recours à la miséricorde divine dans les temps difficiles. L'apologétique navigue entre le registre du repentir et celui de l'espérance, en faisant de la guerre un bienfait au sens d'une purification, l'occasion d'un héroïsme dans le temporel et d'une sanctification. Dans les deux cas, les prédications prennent pour cible ce qui est dénoncé comme les maux du « monde moderne ». L'alcool devient une obsession au point que le Premier ministre britannique convainc le roi George V[17] d'annoncer qu'il renonce à sa consommation jusqu'à la fin de la guerre, une décision qui reste sans effet majeur sur ses sujets. L'effort porte aussi contre les exemples à ne pas suivre car ils mettent en jeu l'orgueil, la force, la convoitise et le stupre. La guerre qui dure et dont personne ne voit d'issue est présentée comme la conséquence d'une faute collective, elle doit donc devenir source d'expiation pour les hommes qui, dans le sacrifice de leur vie, sont appelés à retrouver le sens de leur vocation par-delà « l'apostasie » des responsables du pays. À l'arrière, les femmes ont charge de ne pas exposer les enfants aux tentations de l'égoïsme et de la débauche. Dans les écoles comme dans les activités religieuses, les jeunes sont mobilisés pour la cause nationale.