Jaurès et les guerres de 1911-1913
6 novembre 1911 : L'Italie, encouragée par des traités secrets qui sont un monument obscur d'immoralité, et dont notre politique est responsable, s'est jetée sur la Tripolitaine par un acte de violence sans excuse, et dont on n'a même pas pris la peine de dissimuler l'odieux par des prétextes qui soutiennent une minute de discussion. [...] Le monde musulman, partout violenté ou menacé, semble resserrer de pays à pays, ses liens de solidarité, et il prépare à l'Europe, égarée par des convoitises sans frein, de redoutables entreprises ; les exécutions sommaires odieuses des Arabes de Tripoli par les troupes italiennes laissent dans les âmes musulmanes un profond ressentiment.
28 novembre 1911 : Quelle douleur de penser que nos sombres convoitises marocaines, destinées d'ailleurs à une aussi cruelle déception, nous ont induits ou nous ont contraints, pour quêter partout des complicités et des complaisances, à favoriser d'un demi-sourire bienveillant l'expédition sauvage et scandaleuse de l'Italie en Tripolitaine.
06 octobre 1912 : La politique actuelle consiste simplement à compenser l'iniquité des uns par l'iniquité des autres. C'est l'infini dans l'injustice et le désordre. C'est un océan fangeux et qui n'a pas de rivage. Ah, vous êtes allés au Maroc ! Je vais en Tripolitaine ! Ah vous êtes allée en Tripolitaine, vous Italie ! Moi, Montenegro, moi Serbie, moi, Bulgarie, moi Grèce, je ne vise que la Turquie. A moi, la Macédoine ! A moi, l'Albanie ! A moi les îles de l'Archipel ! Où cela s'arrêtera-t-il ?
12 octobre 1912 : Les événements se développent avec une logique implacable. [...] Le Maroc a déterminé la Tripolitaine, et celle-ci met en branle la guerre des Balkans, qui risque fort de produire la guerre générale. [...] L'Italie avait un double intérêt à brouiller les cartes en Orient. Elle a subi en Tripolitaine de graves échecs. [...] De plus, l'expédition tripolitaine a été surtout un coup de diplomatie de la papauté. Pie X a vu dans l'opération dirigée contre l'Infidèle un moyen de faire rentrer le parti catholique dans la « grande politique » italienne, de concilier et de confondre les conspirations chauvines d'un peuple véhément et les intérêts de la propagande catholique.
16 octobre 1912 : C'est [l'Europe] qui est doublement responsable. C'est elle qui, par sa complaisance pour le sultan rouge Abdul-Hamid, et pour quêter les concessions fructueuses de ports et de chemins de fer, a négligé pendant toute une génération de demander pour les peuples balkaniques les garanties nécessaires. C'est elle ensuite, qui dans sa fièvre de conquête, a multiplié les attentats contre le monde de l'Islam, volant à la Turquie du nouveau régime la Bosnie-Herzégovine, désorganisant la Perse pour mieux l'absorber, violentant le Maroc, usurpant la Tripolitaine [...]
Source : Jean Jaurès, L'Intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Toulouse, Privat, 2009.