Un féminisme marocain issu puis émancipé de la gauche politique
Comme le féminisme égyptien, le féminisme marocain est lié au mouvement visant à obtenir l'indépendance contre le colonisateur français. En 1937, Malika Al-Fassi[1] figure parmi les premières femmes qui adhérent au mouvement de lutte contre le protectorat. Elle assure la liaison entre le palais et les nationalistes en transcrivant les documents que ces derniers souhaitent transmettre au sultan Mohamed V[2] . Elle est la seule femme signataire du manifeste historique pour l'indépendance, en janvier 1944, qui réclame publiquement l'arrêt de la colonisation. En 1946, elle fonde et préside l'association Akhawaat as-Safa (les sœurs de la pureté), au sein du parti de l'indépendance (Istiqlal) qui réunit des femmes qui luttent pour l'alphabétisation des jeunes filles et l'émancipation juridique de la gent féminine. Au moment de la promulgation de la moudawana, le code de statut personnel (1957-1958), elle dénonce son caractère foncièrement patriarcal et revendique une réforme fondée sur l'égalité successorale et l'abolition de la polygamie. La première constitution du Maroc qui, en 1962, pose comme principe l'égalité des citoyennes et des citoyens devant la loi, entérine cependant l'inégalité des sexes imposée par la moudawana.
Le féminisme marocain, issu de la gauche politique, s'organise au sein de la section féminine Union Socialiste des Forces Populaires (USFP). En 1975, ses membres demandent la révision du code du statut personnel pour la reconnaissance de l'égalité des époux devant tous les droits. Cela signifie d'abord : la suppression de la tutelle matrimoniale, l'interdiction de la polygamie, le remplacement de la répudiation par le divorce judiciaire. Mais, ces revendications ne sont pas prises en considération par le groupe parlementaire de l'USFP pour qui la question des femmes ne constitue pas une priorité. Conscientes de la tutelle des partis politiques, les féministes historiques marocaines s'en émancipent, à partir des années 1980, pour exprimer leurs revendications au sein même de la société civile. Les luttes féministes prennent véritablement corps à travers de vastes mouvements associatifs comme l'Association Démocratique des Femmes du Maroc en 1985, l'Union pour l'Action Féminine en 1987, ou l'Association Féminine des Femmes Progressistes en 1992. En plus du travail en faveur de l'alphabétisation des femmes, ce courant féministe fait pression sur l’État pour qu'il adopte des réformes conformément aux principes de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ratifiée par le Maroc en 1993, faisant valoir la supériorité de la norme internationale sur la norme interne.
Le mouvement connaît un tournant historique avec la campagne intitulée « Un million de signatures » pour une réforme du code de statut personnel, initiée le 7 mars 1992 par Latifa Jbabdi, fondatrice et présidente de l'Union de l'action féminine (UAF) qui revendique l'égalité des époux, l'abolition de la tutelle matrimoniale et la suppression de la polygamie. La pétition est adressée au roi, aux membres du Parlement et aux principales agences de presse. Elle entend se fonder sur une double légitimité : d'une part sur le référentiel universel des « droits de l'Homme » et des conventions internationales ; d'autre part sur la référence des textes religieux compris sous le mode d'une lecture égalitaire. La pétition provoque de vives oppositions de la part des mouvements islamistes marocains et d'un certain nombre de théologiens conservateurs qui lancent une fatwa[3] en accusant les auteures de la pétition d'apostasie. Malgré, ces condamnations virulentes, cette pétition marque un tournant décisif dans l'histoire du féminisme marocain car elle suscite un débat sociétal et entraîne une prise de conscience, au niveau de l'opinion publique, sur la condition des femmes au Maroc.
En 1999, la présentation du « plan d'action national pour l'intégration de la femme au développement », qui comprend les réformes égalitaires de la moudawana, met en lumière deux forces sociales en opposition à propos de la question de la place des femmes dans la société marocaine, à savoir : les féministes pro-plan défendant le principe d' « égalité » des sexes et les islamistes anti-plan promouvant la « complémentarité » des sexes. Pour les seconds, les réformes constituent une menace pour leur conception de l'« identité islamique » car ils partagent, avec certains théologiens traditionalistes, l'idée selon laquelle les droits individuels des femmes revendiqués par les féministes sont inconciliables avec les valeurs familiales de l'islam. Pris entre ces deux tendances, le gouvernement finit par produire un « féminisme islamique d’État ».
Le nouveau code de la famille, approuvé par le parlement le 3 février 2004, comprend plusieurs mesures d'importance parmi lesquelles : l'élévation de l'âge du mariage des filles à 18 ans ; l'abolition de la tutelle paternelle pour le mariage ; l'égalité des droits et des devoirs de l'homme et de la femme au sein de la famille (responsabilité conjointe des deux époux) et le droit pour la femme de demander le divorce et d'obtenir la garde des enfants. Cette nouvelle moudawana n'est toutefois pas entièrement égalitaire : la polygamie et la répudiation restent des droits pour les hommes, certes plus restreints car ils dépendent désormais de l'autorisation d'un juge ; la répartition inégale de l'héritage reste inchangée. Au-delà des difficultés relatives à la mise en œuvre, ce nouveau code de la famille, foncièrement plus égalitaire que le précédent, constitue cependant un tournant historique décisif dans l'amélioration de la condition des femmes marocaines.