Religions et Argent

Introduction

En 1850, dans la Guerre des Paysans en Allemagne lorsqu'il évoque la révolte paysanne du Bundschuh en Alsace en 1493, Friedrich Engels[1] écrit que :

Les conjurés demandaient le pillage et l'extermination (Ausrottung) des Juifs, dont l'usure pressurait déjà, à cette époque, comme aujourd'hui encore, les paysans alsaciens.

Pourtant, quarante ans plus tard, dans une longue lettre au banquier viennois Isidor Ehrenfreund, Engels adopte une position extrêmement claire qui condamne sans la moindre ambiguïté l'antisémitisme comme « la marque d'une culture arriérée », en rappelant que les Juifs sont nombreux dans le prolétariat et que le mouvement ouvrier doit presque tout aux Juifs.

Quelques années auparavant, en 1844, Karl Marx[2] publiait Sur la question juive, un texte également ambigu, et dont l'interprétation fait encore largement débat. Il y utilise le terme d'« émancipation » dans son sens conventionnel, pour faire référence à la citoyenneté moderne en général, et à l'acquisition par les Juifs de la citoyenneté en particulier. Mais cette « émancipation » désigne également une forme plus large de libération : libération de toute l'humanité vis-à-vis d'une économie de marché oppressive, libération des relations liées à la propriété privée, et du commerce. Or, Marx utilise parallèlement le terme allemand qui désigne à la fois les Juifs et le judaïsme (Judentum) comme un synonyme de « commerce ». L'émancipation des Juifs (au sens de Jewish emancipation – c'est-à-dire l'accession des Juifs à la citoyenneté) est dans le même temps l'émancipation from Judaism, au sens d'une libération « du judaïsme », qui équivaut aussi à une libération du (au sens de : « par rapport au ») commerce. Les trois sont presque indissociables dans son argumentation.

Essayer de faire l'histoire de la figure du Juif usurier, c'est non seulement retracer la généalogie d'un préjugé encore tenace aujourd'hui, mais plus encore, c'est essayer de comprendre comment chaque société a pu l'actualiser en fonction de ses besoins propres : expliquer son succès, c'est rendre raison de la manière dont, à chaque époque, des secteurs du monde social ont pu se l'approprier et quelles fonctions il a rempli. Mais c'est aussi faire l'histoire d'une réalité historique, en raison du cantonnement des Juifs de l'époque moderne aux activités de commerce (incluant non seulement le commerce des biens, mais également le commerce de l'argent), du fait de leur exclusion de la propriété de la terre d'une part, et de la plupart des corps de métiers d'autre part. Le commerce était ainsi, dans la plus grande partie de l'Europe moderne, l'une des seules activités autorisées.

Quelques décennies avant Marx et Engels, à la fin du XVIIIe siècle, le plus grand dictionnaire allemand, celui des frères Grimm, à l'article « juif » affirme aussitôt après avoir rappelé que le judaïsme était l'une des trois religions du Livre que ceux-ci sont « cependant dans le même temps haïs et méprisés en raison de leur religion » (aber zugleich wegen ihres glaubens gehaszt und verabscheut), et que, s'ils sont placés en théorie directement sous l'autorité de l'Empereur, un ensemble de lois et de dispositions spécifiques leur sont appliquées afin de les différencier (port d'un signe distinctif, habitat limité à certains quartiers ou certaines rues), ou encore qu'ils font l'objet de punition infâmantes, en étant par exemple pendus par les pieds, « comme des truies ».

Rapidement, le dictionnaire ajoute que :

parmi leurs pires caractéristiques, on souligne par de nombreuses expressions tout particulièrement leur impureté, leur âpreté au gain et leur sens de l'usure.

von ihren schlimmen eigenschaften werden namentlich ihre unreinlichkeit, sowie ihre gewinnsucht und ihr wuchersinn in mannigfachen wendungen betont.

Par extension, et indépendamment de sa religion, on dit « juif » celui qui se livre à l'usure ou accumule un profit immodéré sur les transactions (auch, abgesehen von der religion, der, welcher gewinnsüchtig und wucherisch verfährt, wird ein jude genannt). L'accapareur de grains est ainsi appelé « le Juif aux grains » (Kornjude).

Être juif est donc associé dans l'imaginaire collectif de l'époque moderne à l'avidité et au profit – des valeurs en rupture avec l'économie morale traditionnelle issue de Thomas d'Aquin[3], lui-même appuyé sur Aristote[4]. Plusieurs traités théoriques, théologiques ou juridiques, et des figures littéraires viennent consolider ces représentations, qui à la fois reçoivent des fondements théoriques de la part de philosophes, juristes, économistes, théologiens et font l'objet de réappropriations populaires.

La figure de l'usurier juif est probablement de celles qui ont connu la plus grande fortune. Les chrétiens étant – théoriquement – interdits de pratiquer l'usure, les Juifs, chassés de la plupart des autres professions comme de la propriété foncière, y ont trouvé un moyen de prospérer. L'âpreté au gain devient, dans les mentalités, une caractéristique du Juif, scellée dans la littérature par la figure de l'usurier Shylock : dans Le marchand de Venise, il demande une livre de chair en gage de son prêt à Antonio. Mais Shylock est aussi une figure très ambivalente et son monologue final en atteste : il y décrit les humiliations qu'il subit en dépit de sa commune humanité avec les chrétiens.

Elle est également liée à la figure du juif fourbe, menteur et trompeur, au manipulateur qui a l'oreille des puissants, et donc prompt à influencer les plus hautes sphères du pouvoir. Joseph Süss Oppenheimer[5], influent à la cour du Wurtemberg au début du XVIIIe siècle[6], en est devenu la figure cardinale dans la mémoire collective, réactivée par la propagande cinématographique nazie[7].

La figure de l'usurier juif met donc en jeu à la fois :

  • la condamnation morale du prêt à intérêt et, au-delà, les ambivalences autour de la question du profit, voire de la richesse en général, dans les sociétés chrétiennes de l'époque médiévale et moderne, ainsi que plus largement, les représentations du marché – qui n'est alors pas conçu comme désencastré du reste de la société.

  • la question de l'organisation sociale des systèmes de crédit, dans l'Europe d'Ancien Régime, où le débiteur est obligé envers son créditeur : or, bien souvent, le débiteur est d'un rang social plus élevé que le créditeur ; la noblesse, par exemple, est souvent débitrice de roturiers, les chrétiens, débiteurs des juifs. C'est ainsi toute l'organisation sociale fondée sur la redevabilité qui est en cause, et la hiérarchie des préséances est menacée par la relation de crédit.

  • La question de la cohabitation de fait entre Juifs et chrétiens dans l'Europe moderne : les représentations antisémites n'épuisent pas, loin s'en faut, la richesse et la complexité de ces relations, et l'organisation concrète des marchés et du commerce fait place à une pluralité à la fois de pratiques et de représentations.

  1. Friedrich Engels

    Friedrich Engels (1820-1895) est un philosophe et militant politique allemand, ami de Karl Marx, et fondateur avec lui du matérialisme historique, qui a eu une grande influence sur les sciences humaines et sociales.

  2. Karl Marx

    Karl Marx (1818-1883) est philosophe et militant politique allemand. Il a théorisé avec Engels le matérialisme historique, et il est considéré comme le fondateur du communisme.

  3. Thomas d'Aquin

    Thomas d'Aquin est un théologien du XIIIe siècle. Il a notamment réfléchi dans la Somme théologique à la notion de « juste prix », qui lui permet de définir l'usure comme une pratique coupable.

  4. Aristote

    Aristote est un philosophe athénien (384 av. J.-C. - 322 av. J.-C.). Il réfléchit également dans Les Politiques à l'économie de son temps, et condamne l'usure.

  5. Josef Süß Oppenheimer

    Josef Süß Oppenheimer, né en 1698 et mort en 1738 et issu d'une grande famille marchande et financière, est entré au service du duc de Wurtemberg comme banquier. Accusé par les états de Wurtemberg d'avoir voulu abolir les droits de la Diète [l'assemblée des états] pour établir un pouvoir absolutiste, il est jugé et condamné à mort après le décès du duc, son protecteur. Il devient dans la mémoire collective une figure qui catalyse les préjugés antisémites, jusqu'à culminer en 1940 dans le film de propagande nazie Le Juif Süss de Veit Harlan.

  6. influent à la cour du Wurtemberg au début du XVIIIe siècle
    Portrait de Josef Süss Oppenheimer
  7. propagande cinématographique nazie
    Le Juif Süss, affiche du film de propagande de Veit Harlan, 1940
PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Coordination générale : Vincent Vilmain - Maître de conférence en histoire contemporaine à l'Université du Mans (France) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'IdentiqueRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)