Des motivations plurielles
Le massacre comme stratégie militaire
La violence n'est pas la résultante d'un déchaînement incontrôlé et peut répondre à une stratégie militaire. Pour les chefs de guerre, elle galvanise les soldats et participe d'une stratégie de terreur. L'homme de guerre huguenot François de Beaumont, baron des Adrets[1] , est le responsable de plusieurs massacres en Provence qui lui aliènent la confiance de Calvin[2] lui-même. Il se vante d'avoir commis « quatre mil meurtres de sang froid ». Il affirme avoir eu recours au massacre pour galvaniser ses troupes (vaincre est la seule solution pour ne pas mourir), pour se venger (le massacre des catholiques d'Orange est une réponse au massacre des réformés d'Orange) et pour terroriser la population et les autorités par sa réputation de cruauté. Le Lieutenant du roi Blaise de Monluc[3] a recours à la même stratégie :lorsqu'il combat les protestants de Guyenne, deux bourreaux accompagnent ses troupes pour mettre en œuvre une justice aussi expéditive que spectaculaire. Il va même jusqu'à exécuter un ancien compagnon d'armes des guerres d'Italie, au mépris de la fraternité chevaleresque : « s'il en réchappait, il nous [tiendrait] tête dans chaque village ».
Le massacre comme « volonté divine »
La violence obéit à des schémas providentialistes. Elle doit être resituée au sein de ce que l'historien Alphonse Dupront nommait une « culture panique ». Alors que les fidèles, individuellement et collectivement, sont tourmentés par l'angoisse du salut, les présages et les signes prophétiques sont autant de moyens pour comprendre les événements, les justifier, leur donner un sens. Une comète, un épisode de peste, des pluies diluviennes peuvent ainsi manifester une volonté divine et préparer la rédemption[4] . Pour des fidèles redoutant le châtiment divin, il s'agit de se racheter en traduisant en actes les signes déchiffrés. Selon l'historien Denis Crouzet, le déchaînement de violence lors de la Saint-Barthélemy est ainsi associé aux attentes prophétiques de la population parisienne. La violence est certes liée à des circonstances politiques bien connues – population parisienne chauffée à blanc par des sermons hostiles aux protestants, crainte d'une vengeance huguenote après l'attentat sur le chef protestant Gaspard de Coligny[5] et l'assassinat des chefs protestants dans la nuit du 23 au 24 – mais son déploiement est comme amplifié par un miracle : au matin de la Saint-Barthélemy, l'aubépine du cimetière des Innocents, sèche depuis quatre ans, refleurit. Le peuple aurait vu dans la fleur, image de la couronne du Christ, une approbation divine de la violence. L'aubépine devient immédiatement le lieu d'un pèlerinage. Le 15 septembre, note Denis Crouzet, il y a encore des centaines de personnes priant à genoux l'aubépine.
Le massacre et les rituels de la violence
Enfin, cette violence massacreuse répond à des traits de fonctionnement de la culture populaire. On y observe d'abord un mélange constant de révolte et de fête, de cruauté et de spectacle, comme l'avait déjà observé l'historien Yves-Marie Bercé. Les dépouilles des huguenots mis à mort sont ainsi fréquemment promenées en de bruyantes processions, souvent menées par les enfants : à grand renforts de cris, de moqueries funestes et de pierres jetées, on restaure par là un ordre social et moral bafoué par la victime. Les manifestations de cruauté postérieures aux mises à mort rejoignent « l'éclat des supplices » décrit par Michel Foucault. La dépouille de l'amiral Gaspard de Coligny, est ainsi décapitée, sectionnée aux mains, aux pieds et aux parties génitales, puis jetée dans la Seine. Son corps est ensuite enlevé de la rivière « comme indigne d’êtres viande des poissons » note le prêtre Claude Haton, ennemi farouche des protestants. Il est traîné dans les rues, mené au gibet de Montfaucon[6] où il reste pendu quinze jours. Par sa dimension publique et spectaculaire, la violence massacreuse purifie la communauté et restaure son unité, comme la fête en d'autres moments. Denis Crouzet insiste dans son ouvrage Les guerriers de Dieu sur la présence des enfants dans les rituels entourant la mise à mort des protestants. Les enfants lapident les victimes, décrochent les cadavres des gibets, les trainent dans la rue, les brûlent ou les jettent à l'eau. Parfois, ils se livrent à une parodie de procès, débattant s'ils doivent tirer le corps par les pieds ou par le col. Selon Denis Crouzet, ces enfants massacreurs n'imitent pas là la violence des adultes et ne cèdent pas non plus, à la faveur de l'émotion populaire et d'une suspension des normes morales, à un emballement déréglé. Au contraire, ces exécutions ont lieu avec le consentement des autorités civiles, voire par leur commandement. Quand l'évêque de Nîmes fait exécuter, en 1562, des ministres du culte par des enfants, il affirme ainsi que « la puissance de Dieu seroit mieux manifestée par les personnes innocentes ». Ce n'est donc pas une violence humaine qui s'exerce, mais la violence attribuée à Dieu. Parfois aussi, ce sont des simples d'esprit qui participent aux exécutions sommaires, car eux-aussi sont considérés comme des images vivantes du Christ. Denis Crouzet n'observe pas la même présence des enfants s'agissant des massacres perpétrés par les protestants. Pour lui, la participation des enfants aux massacres catholiques condense donc la signification de la violence catholique et vient signifier que son objectif n'est pas seulement de tuer l'adversaire, mais aussi de faire advenir l'ordre de Dieu.
La dimension festive et populaire, aux yeux des huguenots, disqualifie la violence catholique et la rejette du côté de la barbarie. Les récits des massacres, comme ceux qui jalonnent l'Histoire ecclésiastique, soulignent ainsi volontiers la présence de la populace parmi les massacreurs.
Violence catholique, rire huguenot
À cette violence catholique, répondrait, selon Denis Crouzet, le « rire huguenot ». Les protestants, plutôt que d'attaquer physiquement les fidèles catholiques, ridiculisent leurs croyances en recourant au registre carnavalesque[7] . D'innombrables satires huguenotes rapprochent la « messe » et la « fesse », l' « agnus dei[8] »et l' « anus ». La violence physique trouve également des dérivatifs dans la mobilisation de symboles : les vagues d'iconoclasme protestant s'accompagnent d'exécutions en effigie. Comme lors du carnaval, les huguenots qui se livrent à ce mélange de fête et d'agression renversent les autorités établies et instituent un ordre social parodique. Ainsi, à Mâcon en 1562, les protestants processionnent, vêtus des ornements sacerdotaux[9] qu'ils ont volés dans les églises. L'un porte une relique[10] , un autre une croix, un autre un bénitier[11] rempli d'urine dont il asperge les catholiques. Parallèlement, la dérision huguenote tend à faire de l'homme d'Église le roi d'un monde de folie : lors de la Michelade de Nîmes, l'évêque est coiffé d'un « bonnet à rebras », couvre-chef ridicule qui en fait le roi des fous. Quand Coutances est pris par le parti protestant, l'évêque du lieu est coiffé d'une mitre[12] de papier, vêtu d'un jupon, et processionne à front renversé sur un âne : cette asinade[13] n'est pas sans évoquer les charivaris par lesquels les jeunes des villes et des villages rappellent bruyamment aux maris cocus ou aux mariés mal assortis les normes morales de la communauté. Mais ce rire huguenot n'est pas exempt d'une sourde violence. En 1593, à Aubenas, deux jésuites sont tués en plein jour pendant le carnaval. Deux des assaillants s'emparent des vêtements des victimes, s'en déguisent et ajoutent une queue d'écureuil symbole de luxure, et violentent les corps en criant « exaudi, exaudi[14] » . Puis la bande meurtrière se livre à une parodie de procession funèbre et porte devant les cadavres le bonnet du père jésuite au bout d'une pique dans un détournement de la figure de la croix.
Le carnavalesque est particulièrement mobilisé par le rire huguenot car il épouse au fond le message des réformés : l'Église catholique est l'envers de la vraie piété, le royaume de Satan et il revient aux huguenots de restaurer la « vraie foi ». Plus prosaïquement, le recours à cette dimension de la culture populaire permet également de canaliser et de borner l'expression des pulsions.