Récit de massacre
Ce récit de massacre condense des traits caractéristiques du genre. Les victimes protestantes se distinguent par leur abnégation et leur tempérance face à une populace catholique pour laquelle l'auteur n'a manifestement que mépris. L'insistance sur l'histoire et la personnalité des victimes, deux frères nobles, éclipse largement le massacre proprement dit, l'auteur notant laconiquement que les catholiques « tuèrent grand nombre d'autres gens ». Ce texte relève donc autant du genre du récit de martyre que de la description de massacre.
Le texte n'en est pas moins intéressant par sa description de l'enchaînement des faits et la restitution des mécanismes producteurs de violence. La montée de l'antagonisme confessionnel est bien restituée : elle est liée à l'installation d'un culte semi-clandestin (une « église dressée » dotée de son ministre) et est exacerbée par un religieux (l'ordre des cordeliers avait été en première ligne dans la lutte contre l'hérésie vaudoise). Sans surprise, sous la plume de l'auteur de l'Histoire ecclésiastique, l'attitude des huguenots est exemplaire : confrontés à l'iniquité et à la partialité des autorités judiciaires, ils restent légalistes et font appel à la justice royale. Autre caractéristique récurrente de ces massacres, ce sont les enfants, excités par les autorités religieuses, et la « populace » qui déclenchent le massacre. Le rituel de la violence est décrit avec horreur et aucun détail des cruautés catholiques n'est épargné au lecteur. Le préjugé confessionnel se trouve ici doublé d'un préjugé social, le bas peuple « bouillant & acharné » confinant à la barbarie.
En l'an 1559, Antoine et Paul de Richiend, seigneurs de Mouvans, après avoir longuement suivi les guerres, s'étant retirés en leur maison, qui est au haut pays de Provence en la ville de Castellane, désireux de vivre selon Dieu, avec quelques autres, firent tant qu'ils recouvrirent un ministre, lequel venu en janvier, peu après plusieurs personnages de tous états s'adjoignirent à cette assemblée, laquelle au commencement se faisait la nuit, chez lesdits Mouvans. [...] Le carême venu, ceux de Castelane eurent pour prêcheur un cordelier à la grand manche, lequel, ne pouvant souffrir ces assemblées, les délestait par toutes sortes d'injures & accusations calomnieuses, si [bien] que le populaire commença à murmurer à l'encontre, d'autant plus que le ministre lui ayant envoyé certain écrit où sa vie & doctrine était déchiffrée, il s'en plaignit en pleine chaire, comme aussi des menaces qu'il disait lui être faites par un des deux frères, à savoir Antoine. Ce qui irrita tellement les auditeurs, que sans s'enquérir du vrai ou du faux, leur recours fut aux armes & ils assiégèrent Antoine, avec cinq ou six cens hommes, desquels toutefois il se développa [auxquels il échappa]. Paul sur cela vient au parlement d'Aix faire sa plainte, ce que les mutins font aussi de leur part, où ils furent recueillis & soutenus de quelques conseillers qui avaient la dent sur ces gentilshommes. Tant y a que commissaires furent envoyés pour informer d'une part et d'autre ; mais au lieu de ce faire & de tenir la balance droite, il fut informé simplement contre ces deux frères du pur fait d'hérésie, sans entrer aux voies de fait. Paul, voyant cela & que déjà on avait décerné ajournement personnel contre son frère & lui, se retira devers le roi Henri II encore vivant, duquel il obtint aisément évocation au parlement de Grenoble, en considération de leurs services, laquelle signifiée au parlement d'Aix, ils firent tant envers le cardinal de Lorraine qu'ils eurent lettres de cachet, par lesquelles il leur était demandé de ne pas se dessaisir du procès. Cette matière ainsi égarée contre toute équité, fit que les frères de Mouvans prirent le frein aux dents, joint que ceux de la religion de divers lieux de Provence, se sentant pareillement oppressés d'une infinité d'injustices, leur baillèrent force mémoires & instructions, contenant une infinité de concussions, larcins & crimes énormes commis par leurs adversaires du parlement. En sorte que pour arrêter le cours de leur tyrannie, ils conclurent de faire une bourse commune, pour les poursuivre devant le roi. Pour ce faire, jour fut assigné en la ville de Draguignan.
En ce même temps, Antoine poursuivi d'entrer en voie d'accord avec ceux de Castellane & de se trouver pour cet effet à Fréjus, à la requête de ses plus proches parents & grands amis, s'y achemina ; & n'ayant trouvé les monnayeurs qui l'y avoient convié, alla coucher à Draguignan, mais il n'y fut plutôt arrivé que les petits enfants de la ville (émus & aiguillonnés par certains prêtres & par un conseiller du parlement d'Aix) crièrent si fort après lui au luthérien, qu'à la diligence de ces bons solliciteurs, plus de trois mille personnes eurent en moins de rien environné son logis. Antoine, voyant qu'il ne se pouvait sauver, usa toutefois de telle & si vaillante résistance, que les mutins recoururent au viguier de la ville, entre les mains duquel il se rendit pour obéir à la justice. Mais la rage de ceste populace ne put être retenue, qu'il ne fut tué entre les mains du viguier, exerçant sur son corps tant d'inhumanités & cruautés qu'il est impossible de les décrire. Entre autres choses par trop barbares, ses entrailles lui furent arrachées du ventre, trainées par la ville, puis jetées dans les fossés d'icelle, en un lieu le plus puant & infect. Son cœur & son foie furent départis, emmanchés dans des bastons & portés par la ville comme en triomphe. Bref, leur rage fut si débordée que l'un d'eux présenta un morceau de ce foie à son chien, auquel fut trouvé plus d'humanité qu'aux hommes, car il le refusa, & s'en allant, son maître courut après, & dit en jurant &reniant Dieu : « serais-tu aussi bien luthérien que Mouvans » ? Le parlement requis par Paul de lui faire justice d'un si énorme & détestable crime, envoya à Draguignan les conseillers Henri Victoris et Esprit Vitalis, lesquels, au lieu d'en informer, enquirent de sa vie, mœurs & conversation & non des meurtriers. Puis, ayant fait saler le corps, le firent conduire avec par les assassineurs mêmes d'Antoine, avec un qui avait été pris en sa compagnie, nommé le Bramaire, jusques aux prisons d'Aix, avec salaire ordonné aux conducteurs. Qui plus est, l'un de ces commissaires tança aigrement ceux de Castellane, qui étaient venus déposer contre le mort : « Allés, allés, canaille, on a ici tué le vieux, pourquoi ne tués-vous le jeune, vous ne valez rien & montrez bien n'avoir aucun courage. Tuez ! Tuez toute cette racaille de luthériens. ». Ce peuple qui de soi n'est que trop bouillant & acharné, se sentant encouragé par ceux mêmes qui le devaient retenir, devint si fier & orgueilleux [...]. Et, n'ayant pu attraper Paul, ils tuèrent grand nombre d'autres gens, sans qu'aucune punition ni perquisition en fut faite, en sorte que toute choses étaient licites à ces insensés.
Source : Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, édition de Toulouse publiée d'après l'édition de 1580, 1882, Tome I, pp. 205-206, orthographe modernisée.