Les théologies féministes nord-américaines : éléments d'épistémologie
La plupart des théologiennes féministes utilisent des méthodes scientifiques en vigueur dans les sciences religieuses traditionnelles, comme l'exégèse historico-critique[1] , psychanalytique, littéraire... Un certain nombre de caractéristiques les différencient cependant des sciences religieuses traditionnelles.
Une théologie située, contextuelle et inductive
Les théologies féministes sont des théologies de femmes pour les femmes : influencées par le féminisme, elles se fondent sur l'expérience de l'oppression, de la discrimination et de la marginalisation féminines. À l'instar de la théologie de la libération, ce sont donc des théologies qui se disent « contextuelles », c'est-à-dire qui reconnaissent s'appuyer sur l'historicité de conditions de vie, et s'attachent à démasquer les prétentions de la théologie traditionnelle universitaire à se poser comme universelle, objective et neutre. Centrées sur l'expérience, ces théologies sont inductives (et non pas déductives comme la théologie de la Femme[2] ).
De par ce point de départ situé, elles se trouvent donc en tension entre objectivité et partialité. Il y a dans les sciences féministes une exigence d'interrelation entre les scientifiques et les réalités étudiées, en vue d'un aménagement du monde, qui nécessite d'inventer de nouveaux modèles d'intelligibilité incluant l'intuition, l'imaginaire, la raison et l'émotion. A l'inverse de l'éthique de distanciation, la plupart de ces études adoptent un paradigme d'interconnexion[3] .
Une théologie pratique
Les théologies féministes se développent avec l'objectif explicite de refonder la place des femmes dans le christianisme. Les théologiennes féministes voudraient ouvrir la voie à de nouvelles manières d' « être chrétien » pour les femmes, qui leur permettraient une pleine participation à l'Eglise sans se référer aux modèles imaginés par les hommes.
Cette perspective critique n'est donc pas uniquement théorique : il s'agit autant de la transformation du savoir que de celle des institutions religieuses et socio-culturelles. Les traditions religieuses sont examinées dans ce qu'elles portent de promesses de transformations. Cependant, certaines de ces études concluent à l'incompatibilité totale entre les traditions religieuses et un projet féministe religieux (comme M. Daly, C. Christ[4] ou N. Goldenberg[5] ), et cherchent alors d'autres voies religieuses.
Les engagements pour la transformation du religieux et du social recèlent ce que les sciences religieuses féministes portent de plus vulnérable, mais aussi de plus menaçant par rapport aux lieux institutionnels des religions et du savoir universitaire. Elles sont fréquemment soupçonnées de subjectivisme, de militantisme idéologique ou de circularité intellectuelle fusionnelle.
Une théologie globale
Les théologies féministes ne se contentent pas d'être un secteur du champ théologique: elles se veulent critique et réexpression de la tradition chrétienne dans son ensemble. Là où la théologie de « la Femme » développe un discours anthropologique sans incidence sur les autres domaines de la théologie, les théologies féministes se posent comme une nouvelle manière de faire de la théologie, une démarche de déconstruction-reconstruction qui porte sur l'exégèse biblique, la dogmatique, la christologie, la morale, la liturgie, la symbolique, le langage... Contrairement aux disciplines traditionnelles, compartimentées en spécialités, les sciences religieuses féministes se veulent transdisciplinaires.
Une déconstruction-reconstruction de la théologie
On peut distinguer deux phases, qui s'articulent sur des concepts heuristiques différents : dans un premier temps la déconstruction du savoir religieux traditionnel, puis la reconstruction d'un savoir d'un autre type. Dans la phase de déconstruction, les études féministes appliquent une herméneutique du soupçon dans leur analyse des théories, des données et des méthodes du savoir traditionnel. Cette remise en question s'articule, dès la fin des années 1960, autour de trois concepts heuristiques.
Le patriarcat, c'est à dire l'idée que le système sociopolitique et religieux est endémiquement oppressif pour les femmes et sous le contrôle des hommes en tant que groupe humain.
L'androcentrisme, c'est-à-dire le point de vue selon lequel le sexe masculin est essentiel et le sexe féminin secondaire, que tout est centré en tant que tel sur le mâle.
Le sexisme, c'est-à-dire l'existence de discriminations en raison du sexe.
Les années 1980 abordent ensuite une phase de reconstruction du savoir religieux qui substitue à l'herméneutique du soupçon les catégories heuristiques de la communauté humaine intégrant la femme et l'homme en partenariat égalitaire, l'humanocentrisme intégrateur du féminin et du masculin, et l'épanouissement des personnes sexuées que sont l'homme et la femme.