Religions et représentation figurée

Pourquoi y a-t-il des images pieuses dans l'Europe chrétienne du XVIe siècle ?

A l'exception de quelques cas tout à fait isolés, l'Occident chrétien médiéval n'a jamais connu de crise iconoclaste comparable à celle qui a déchiré l'Orient byzantin aux VIIIe et IXe siècles de l'ère chrétienne. Des critiques des images ont certes été formulées, à ce moment-là et encore au XIIe siècle, mais, dans l'ensemble, l'image médiévale, dans le contexte religieux de la Chrétienté latine, a connu un développement croissant, notamment avec la construction d'édifices religieux qui se multiplient, dès le XIIIe siècle, au fur et à mesure que les ordres mendiants[1] prennent leur essor (franciscains, dominicains, ermites augustins etc.). Chaque ville, même si elle ne compte que quelques milliers d'habitants, possède une cathédrale et plusieurs églises paroissiales, chapelles, couvents ou oratoires[2] , qui tous sont plus ou moins richement ornés de représentations plastiques : statues du Christ, de la Vierge ou de saints, toujours en pierre quand elles sont à l'extérieur des églises, en pierre ou en bois quand elles sont à l'intérieur, retables[3] derrière les autels[4] , vitraux, panneaux peints etc. Les lieux de pèlerinage, mais aussi les églises qui jalonnent le parcours des pèlerins, sont souvent décorés à la mesure de l'affluence dont ils bénéficient, et la richesse de la décoration entraîne à son tour une plus grande affluence des fidèles.

Les théologiens opèrent une distinction très précise entre l'image matérielle, constituée de bois, de pierre et de pigments colorés, qui ne mérite en tant que telle aucune vénération, et la réalité que cette image représente, qui peut quant à elle être objet d'un culte tantôt d'adoration (lorsqu'il s'agit du Christ), tantôt de vénération (lorsqu'il s'agit des saints). Au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin[5] distingue ainsi deux éléments dans le mouvement de l'âme qui se porte vers l'image : premièrement ce qui nous porte vers l'image en tant qu'elle est une chose, et que nous appellerions aujourd'hui la perception (je regarde la statue, examine les plis du vêtement, admire l'expression du visage...) ou alors l'attention à la confection matérielle (je me demande sur quel bois l'image a été peinte) ; deuxièmement ce qui nous porte vers l'image « en tant qu'elle est l'image d'autre chose » : on parlerait alors de l'image comme support de la réalité que cette image désigne (je regarde la statue de la Vierge et adresse à Marie une prière pour lui demander d'intercéder pour moi auprès de son Fils). Dans la dernière partie de la Somme de théologie (rédigée entre 1266 et 1273), Thomas d'Aquin envisage la question de savoir s'il faut accorder à l'image du Christ un culte de « latrie » (terme qu'on pourrait traduire par « adoration » et qui désigne le culte dû à Dieu seul), plutôt qu'un culte de « dulie » (terme qu'on pourrait traduire par « vénération » et qui convient au culte rendu aux saints). Ici, Thomas distingue entre l'image en tant qu'objet, qui ne peut faire l'objet d'aucun culte (pas même d'un culte de vénération), et l'image en tant qu'elle renvoie à la réalité qu'elle représente, et qui doit faire l'objet du même sentiment, de vénération ou d'adoration, que cette réalité.

Sur le terrain de la piété, il en va souvent tout autrement : malgré toutes les savantes distinctions des théologiens, l'image pieuse est parfois considérée comme porteuse d'une force surnaturelle. L'image capte ainsi la vénération des fidèles, qui vont à elle (pèlerinages), qui s'agenouillent devant elle, qui l'invoquent (prière). Au sein d'une piété qui insiste sur le « faire » dans le processus du salut (faire de bonnes œuvres, pratiquer le jeûne au temps du carême[6] , se confesser au prêtre, dire des prières, donner l'aumône aux pauvres, léguer des biens à l'institution ecclésiastique), l'image pieuse joue donc un rôle considérable. A cela s'ajoute le fait que l'image assure le prestige social de celui qui la possède, qu'il s'agisse d'un individu ou, plus souvent, d'une communauté religieuse. Le riche fidèle qui finance pour son église la taille d'une sculpture ou la réalisation d'un retable (sur lequel il pourra dans le meilleur des cas être représenté à côté des personnages bibliques) fait donc d'une pierre deux coups : il accomplit une œuvre méritoire pour son salut et augmente son prestige social.

  1. Ordres mendiants

    Ordres religieux, fondés autour du début du XIIIe siècle, dont les membres vivent dans le monde (en particulier dans les villes) et non dans des monastères. Les mendiants suivent des règles particulières (ce sont donc des réguliers), mais ils ne sont pas des moines. Ils vivent de leur travail manuel, de la prédication aux fidèles et des aumônes (d'où leur nom) et rejettent la propriété, même collective. Les plus connus d'entre les mendiants sont les franciscains (ou frères mineurs) et les dominicains (ou frères prêcheurs).

  2. Oratoire

    Petite chapelle, le plus souvent en milieu rural, destinée à la prière personnelle.

  3. Retable

    Construction de bois, comprenant souvent plusieurs volets, qu'on place derrière l'autel (d'où son nom, qui vient du latin retro tabula [altaris]). Les retables présentent des scènes bibliques ou de la vie des saints ainsi que les portraits de personnages dont on veut garder le souvenir (des donateurs notamment).

  4. Autel

    Table d'allure souvent monumentale, située dans le chœur d'une église, derrière laquelle le prêtre célèbre l'eucharistie (ou « sacrement de l'autel ») et procède à la transsubstantiation du pain (qui devient corps du Christ) et du vin (qui devient sang du Christ). L'autel est le lieu le plus sacré de l'église ; des reliques de saints y sont conservées. Les protestants, dès le XVIe siècle, refusent la notion même d'autel (il arrive au XVIe siècle que les iconoclastes détruisent aussi les autels).

  5. Thomas d'Aquin (v. 1224/5-1274)

    Théologien né dans une famille aristocratique du sud de l'Italie. Il entre très jeune au monastère du Mont Cassin, commence ses études à Naples où il entre chez les dominicains et suit à Paris et à Cologne les enseignements d'Albert le Grand. Maître en théologie en 1256, il enseigne dans différents couvents (Paris, Orvieto, Rome, Naples). Son œuvre écrite, considérable, vise à opérer une synthèse entre théologie et philosophie, conciliant foi et raison. Ses thèses sont attaquées de son vivant et certaines sont condamnées après sa mort. Il cependant canonisé en 1323, puis proclamé docteur de l'Eglise en 1567, aux côtés de son contemporain Bonaventure. Les deux théologiens rejoignent ainsi Augustin d'Hippone, Ambroise de Milan, Jérôme et Grégoire le Grand.

  6. Carême

    Période de 40 jours précédant la fête de Pâques, durant laquelle des privations, notamment alimentaires, sont imposées aux fidèles.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Michel Grandjean, Université de Genève (Suisse) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)