Les vagues d'iconoclasme dans l'Europe du XVIe siècle
On distingue dans l'Europe latine et germanique (à l'exclusion des îles britanniques dont la chronologie est différente) deux vagues successives d'iconoclasme. La première couvre les années 1520 et 1530 ; elle s'étend au Nord de l'Allemagne, à l'espace de la mer Baltique (pays baltes, Copenhague, Stockholm etc.), au Sud de l'Allemagne, à la Suisse et à l'Alsace. La ville de Luther, Wittenberg[1] , connaît une flambée d'iconoclasme au début de l'année 1522, sous l'impulsion d'un proche de Luther lui-même, le théologien Carlstadt[2] . A la suite d'un sermon véhément de celui-ci contre les images, des statues sont détruites à Wittenberg, en particulier à l'église des augustins. Dans la foulée, Carlstadt publie un pamphlet sur La suppression des images (Von abtuhung der Bylder) . En fait, ce sont à Wittenberg trois actes iconoclastes qui se suivent : l'un est mené par les religieux (les ermites augustins, l'ordre religieux auquel Luther avait lui-même appartenu), le deuxième sur ordre du conseil municipal, le troisième est le fait de la population elle-même. Détail important : Luther n'était pas, à ce moment, à Wittenberg. Il prend aussitôt ses distances d'avec les fauteurs de trouble, considérant que les images ne sont certes pas utiles au salut et qu'on peut donc s'en passer, mais qu'il ne s'agit pas pour autant de les détruire. Pour Luther, les images, tout comme telle ou telle pratique liturgique comme le fait de porter un vêtement sacerdotal de telle couleur, relèvent des choses indifférentes . Luther désavoue par là on ne peut plus clairement son disciple Carlstadt, lequel sera ensuite chassé de Wittenberg. Dans le passage du Grand catéchisme (1528) où il commente le Décalogue, Luther précise que la véritable idolâtrie ne consiste pas à construire et à adorer une statue, mais dans le mouvement du cœur qui cherche son secours ailleurs qu'en Dieu seul.
Dès l'origine, les positions réformées en matière d'iconoclasme diffèrent du tout au tout. Grâce à la position modérée de Luther, on trouve dans l'espace germanique luthérien un grand nombre de lieux de cultes qui ont, au-delà du XVIe siècle (et parfois jusqu'à aujourd'hui pour autant qu'ils aient échappé aux guerres ultérieures, notamment aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale) conservé leur décor pictural d'avant la Réforme : c'est le cas de l'abbaye de Wienhausen , dans la région de Hanovre, ou des diverses églises de Nuremberg. A l'inverse, des actes iconoclastes se multiplient en Rhénanie, en Souabe ou ailleurs, sous l'impulsion de prédicateurs radicaux, parmi lesquels Thomas Müntzer[3] ou Balthasar Hubmaier[4] . Les dégâts sont nombreux, immenses, mais très épars, de sorte qu'il est impossible d'en dresser l'inventaire précis. On assiste en effet, en cette première vague d'iconoclasme, à une entreprise qui n'a rien de systématique.
Si on laisse de côté un iconoclasme officiel, celui qui est imposé en Angleterre en 1538 par le pouvoir royal, il faut évoquer la seconde vague d'iconoclasme qui touche le continent dans les années 1550-1560, et tout particulièrement cette fois les espaces français et néerlandais. Le contexte des guerres de religion, dans la France des années 1560 et suivantes, est propice aux destructions en tout genre. Pour les huguenots[5] , les images pieuses sont symboliquement porteuses de tout ce qu'ils exècrent chez leurs ennemis catholiques romains. Les huguenots se fondent sur l'interdiction de se faire une image taillé de Dieu qu'ils lisent dans le Décalogue[6] , un argument qu'on entend régulièrement chez les adversaires des images, mais auquel les défenseurs des images opposent le fait que le Christ n'a jamais repris cette interdiction de façon explicite dans les Evangiles) ; en outre, ils attaquent dans l'image toutes les pratiques d'une piété qui apparaît comme dévoyée. Nombreux sont les épisodes (analysés notamment par Olivier Christin) où l'on voit des catholiques contraindre des huguenots à s'agenouiller devant une statue, ou à se découvrir en passant devant elle ; nombreux également sont les récits de supercheries liées aux images : telle femme feint une possession démoniaque dont elle guérit apparemment miraculeusement quand on la transporte devant l'image d'un saint, tel prêtre maquille une statue de la Vierge pour faire croire que des larmes coulent de ses yeux. De telles pratiques, qui semblent assez répandues à mesure que les conflits religieux s'exacerbent, permettent de comprendre – sans chercher bien sûr à excuser leur geste ! – que des individus aient brandi des haches ou des marteaux pour détruire des images pieuses : ils voulaient par ces gestes abattre des pratiques qui leur paraissaient dévier de la vraie foi.
Les destructions d'images répondent à des mobiles très divers. Il ne semble pas que le vandalisme (le plaisir de détruire pour détruire) permette d'explique de nombreux actes iconoclastes. Le plus souvent, la destruction vise un but particulier, dans la mesure où l'on s'en prend au pouvoir civil ou ecclésiastique : ainsi, tel iconoclaste mutile sur la statue d'un saint la main qui bénit (signe du pouvoir ecclésiastique), mais non celle qui tient un livre ; tel autre gratte sur des retables les visages des apôtres (dont se réclame le clergé), mais non celui du Christ.
Quant à la typologie des actes iconoclastes, elle est aussi très variée, ainsi que l'a montré Olivier Christin : certains gestes sont clandestins, donc anonymes, d'autres sont publics, qu'ils soient le fait d'un petit groupe d'individus ou d'une foule plus ou moins contrôlée par des leaders charismatiques. Quoi qu'il en soit, il demeure impossible de comprendre les destructions d'images hors du contexte des affrontements politico-religieux.