Un projet linguistique en même temps qu'un projet missionnaire
Si la version arabe de la Bible traduite dans la première moitié du XIXe siècle a été qualifiée de fidèle, digne d'être placée à côté des grandes œuvres littéraires, voire même, par certains, à côté du Coran, c'est qu'elle a été le fruit d'un travail de longue durée et qu'elle a bénéficié de ressources. Smith et Van Dyck n'ont entamé cette traduction qu'après avoir mené des enquêtes sur la culture, l'histoire, la langue, la religion, l'économie, l'anthropologie et l'environnement sociologique dans la région. Quant à Bustani et Yaziji, ils ont œuvré pour la restauration et la rénovation de la langue arabe cherchant à lui donner un fondement car ils étaient tous deux conscients qu'elle pouvait servir de base à une identité commune dans une société multiconfessionnelle et multicommunautaire. Dans son rapport à l'American Board of Commissioners For Foreign Missions (A.B.C.F.M) en 1834, Smith justifie en détail le choix des ouvrages de références de grammaires hébraïques, de lexiques, de commentaires ainsi que des versions arabes et non arabes de la Bible existantes servant de critique et d'outil d'analyse. Puis, dans un second temps, il précise les trois étapes et la méthode de traduction :
Première étape: les documents originaux en hébreu, syriaque et grec sont traduits en arabe par Butrus Bustani. Celui-ci maîtrise davantage le lexique, les expressions communes dans la littérature et la théologie chrétienne, la phraséologie. Pour gagner du temps, Smith est en mesure de traduire des passages, mais il les transmet ensuite à Bustani pour garantir un niveau d'uniformité de la production.
Deuxième étape : la traduction proposée est examinée par Smith non seulement au niveau de la compréhension et de la théologie mais aussi au niveau de la phraséologie en comparaison avec l'ensemble des ouvrages utilisés comme référence.
Troisième étape : la traduction arabe est soumise à Nasif Yaziji qui révise la langue au niveau grammatical et lexical en même temps qu'il cherche à préserver l'unité d'ensemble ; les critiques sont ensuite soumises à Smith et, ensemble, l'un et l'autre reprennent parfois longuement les points débattus.
La stratégie adoptée par Smith porte sur la fidélité au sens des documents originaux, sur la conformité rigoureuse aux structures des phrases et, dans la mesure du possible, au lexique étant entendu qu'il porte aussi le souci de lisibilité au niveau de l'utilisation de la langue arabe classique dans le but de la revivifier. Smith est conscient des contraintes que lui impose cette démarche mais, grâce à l'aide de ses collaborateurs arabophones de naissance, il parvient à achever les 12 premiers chapitres de l'Evangile de Matthieu. Le reste du Nouveau Testament nécessitant une légère modification selon la Mission américaine. Smith mène encore à bien la traduction de la Genèse et de l'Exode, à l'exception des deux derniers chapitres, puis la première version de ce qui reste du Pentateuque qu'il envoie à l'ABCFM pour être revue en 1854, avant de tomber gravement malade et de mourir à Beyrouth le 11 janvier 1857 à l'âge de 56 ans. Cornelius Van Dyck succède donc à Smith avec la responsabilité de parachever l'œuvre de traduction en même temps que de diriger l'Imprimerie américaine à Beyrouth. Il adopte les mêmes moyens que son prédécesseur, mais d'une part il n'entretient pas la même relation de confiance que Smith avec Bustani et Yaziji, d'autre part il ne sait quoi faire avec les traductions non encore publiées et pour lesquelles Smith a décliné toute responsabilité.
Ainsi, en plus des parties restantes de la Bible à traduire, il doit revoir les traductions non encore validées du Nouveau Testament. Pour ce faire, il a recours à un nouvel assistant en la personne de Said Yussuf al-Asir[1], un Mufti de Beyrouth, choisi pour sa maîtrise de la langue arabe. Le travail nécessite encore plusieurs années. Le 22 août 1864, la traduction arabe de la Bible est achevée. Elle est éditée intégralement en 1867, le temps que Van Dyck se rende aux Etats-Unis pour y faire réaliser les galvanotypes[2] qui permettant un tirage en grande série. Dans le rapport annuel de 1868 de la Mission Américaine, Van Dyck affirme qu'il y a d'ouvrages arabes de bonne qualité, de tous genres, du fait de l'ouverture de plus de trente écoles protestantes et d'imprimeries nouvelles par la Mission Américaine. Dix éditions de quarante mille exemplaires sont rapidement diffusées. La précision dans l'interprétation des expressions idiomatiques, l'excellence du style et la qualité de l'impression (liée à l'effort particulier de Smith), font que cette version dépasse de loin celles qui l'ont précédée. Aucune œuvre littéraire du siècle ne la dépasse en importance, même l'entreprise conduite par un autre membre de la famille Bustani de traduction de L'Iliade, et elle est reconnue par nombre de spécialistes pour être l'une des meilleures traductions de la Bible jamais réalisée.