Nouveaux dieux et nouveaux cultes
L'adoption d'un nouveau panthéon s'accompagne de la transformation des cultes et des pratiques rituelles. Les enclos fossoyés d'époque gauloise, caractérisés par des aires d'épandage et des fosses rituelles, sont progressivement, à partir du début du Ier siècle, réaménagés et monumentalisés selon des schémas qui reflètent de nouvelles pratiques. L'adoption du sanctuaire de type gréco-romain, composé d'un espace sacré délimité par un temenos[1], d'un temple, demeure du dieu, et d'un autel permettant l'accomplissement du sacrifice, s'observe partout, qu'il y ait eu ou non un lieu de culte indigène antérieur et quel que soit le type architectural du temple érigé à l'intérieur du temenos. En effet, si le temple romain classique s'impose sur les places publiques des chefs-lieux de cité en lien avec le culte impérial, les temples périphériques ou extra-urbains s'inscrivent eux aussi désormais dans le cadre de schémas romains. Mêmes les temples, appelés des fana[2], qui ont longtemps été interprétés comme perpétuant une tradition indigène, semblent selon les analyses plus récentes appartenir à la romanisation des pratiques. On constate ainsi qu'ils ne sont pas attestés avant l'époque romaine en Gaule, et qu'ils déclinent, certes de manière originale, mais à l'intérieur d'une enceinte sacrée et sous une forme souvent monumentale, les composantes architecturales du temple romain classique : cella[3] et galerie équivalant aux portiques et offrant un espace couvert aux fidèles.
La connexion fréquente des sanctuaires avec un théâtre ou un amphithéâtre, où se déroulent des jeux offerts lors des journées consacrées au dieu, et des thermes, pour l'agrément des dévots, confirme la généralisation des formes romaines du culte. De même, la découverte d'ossements animaux dans des dépotoirs proches des sanctuaires atteste que les sacrifices concernaient, comme à Rome, la triade bœuf, brebis et porc. Cette généralisation, à partir de l'époque julio-claudienne[4], traduit le consensus qui s'établit autour du nouvel ordre. L'analyse des dévots et des responsables des cultes permet d'entrevoir la manière dont les populations provinciales participent à cette transformation.
Aucune interdiction à l'encontre des anciennes pratiques religieuses, ou à l'encontre des anciens dieux, n'est formulée par le nouveau pouvoir : une telle interdiction est contraire aux croyances des Romains, qui ne conçoivent pas d'offenser une divinité quelle qu'elle soit. En revanche, et la mesure a des conséquences très larges, Auguste interdit le druidisme[5] aux citoyens romains. Or le statut de citoyen romain donne accès non seulement à des privilèges en matière de fiscalité et de droit privé, —mariage, succession, droit de commercer, justice—, mais également aux responsabilités politiques romaines ; c'est, dans l'empire, le statut le plus prestigieux et le plus convoité par les élites locales. Désormais les pratiques religieuses pré-romaines sont incompatibles avec le nouvel ordre, et l'aristocratie gauloise, si elle veut conserver un statut équivalent à celui qu'elle détient avant la conquête, doit adhérer à ce nouvel ordre. Les fonctions de prêtre du culte impérial, ou de flamine d'une divinité du nouveau panthéon, deviennent indissociables des responsabilités politiques exercées dans les cités gallo-romaines. L'épigraphie fournit d'abondants témoignages de ces élites locales qui rappellent fièrement avoir assumé les fonctions de flamine ou de prêtre du culte impérial dans leur cité avec les fonctions de magistrat supérieur.
Dès l'époque augustéenne, les élites locales semblent adhérer au consensus souhaité par Rome autour de l'empereur. Un des premiers prêtres de Rome et d'Auguste, préposé aux cérémonies du culte impérial fédéral de Lyon, est aussi prêtre dans sa cité des Santons, et est à l'origine de la construction d'un arc honorifique rendant hommage, selon les prescriptions édictées par le sénat romain, au gendre de l'empereur Tibère[6], Germanicus[7], mort en 19. L'instauration de nouveaux cultes va donc de pair avec la nouvelle structuration des peuples en cités. Le phénomène est également attesté par les premières inscriptions livrées par le sanctuaire de Mars Mullo à Allonnes : la plus ancienne dédicace au dieu est due à un certain Crescens, esclave public, sur une inscription que l'on a datée de l'époque julio-claudienne. L'instauration d'un culte à Mars Mullo, matérialisé par la construction d'un nouveau temple, est ainsi associée à la municipalisation[8] des Aulerques Cénomans et à leur adoption de structures politiques proches des structures civiques. Le dieu continue d'être honoré par la cité puisque non seulement le site fait l'objet d'une reconstruction intégrale entre la fin du Ier siècle et le début du IIe siècle, au terme de laquelle le sanctuaire monumental occupe près d'un hectare, mais les inscriptions sont désormais offertes par la cité des Cénomans, dont le nom figure sur plusieurs inscriptions. Il est probable, même si pour l'heure ce n'est pas attesté épigraphiquement, que la cité dispose d'un flamine de ce dieu, comme c'est le cas à Rennes : une inscription datée de 135 y commémore Titus Flauius Postuminus, deux fois duumvir[9], qui fut prêtre du culte impérial dans sa cité et premier flamine perpétuel de Mars Mullo.
L'adhésion des élites favorise la mise en place et la diffusion des nouveaux cultes dans les cités ; les nouvelles formes s'imposent ainsi progressivement aux populations locales, ce qui explique la généralisation des pratiques religieuses de type romain à tous les niveaux de la société. Le culte aux nouvelles divinités protectrices des populations de Gaule romaine prend donc, dès le début de notre ère, des formes romaines. Il est pris en charge par des élites soucieuses de manifester leur loyauté au pouvoir romain et de conserver un statut envié. La mise en place progressive de nouvelles structures politiques, conférant aux populations locales une autonomie de gestion, induit ainsi l'adhésion à de nouvelles divinités garantissant la protection des nouvelles communautés civiques.