Honorer les dieux dans l'espace méditerranéen antique et ses marges

La romanisation du panthéon civique

Quel que soit leur statut juridique, les cités gallo-romaines adoptent un nouveau panthéon composé de divinités aux fonctions complémentaires, assurant la protection de tout ou partie de la communauté civique. La connaissance de ces divinités est documentée en premier lieu par les inscriptions qui évoquent les théonymes : il est ainsi possible d'entrevoir les modalités complexes des relations entre panthéon pré-romain et panthéon romain, interpretatio romana[1], assimilation, association.

C'est à propos des dieux gaulois que l'on trouve la première attestation littéraire de l'interpretatio romana : dans les comptes rendus envoyés au sénat pendant ses opérations militaires en Gaule entre 58 et 52 av. J.-C., Jules César présente les dieux honorés par les Gaulois (Guerre des Gaules, VI, 17) en leur donnant le nom du dieu romain dont les fonctions sont les plus proches des leurs. Ce qui compte donc pour les Romains, c'est moins le nom des divinités étrangères que leur domaine d'action qui leur permet d'être rapprochées d'une divinité romaine. Dans un certain nombre de cas, cette proximité des fonctions permet au pouvoir dominant de substituer, de manière acceptable, les grands dieux romains aux divinités locales. Le cas de la colonie de Narbonne constitue un jalon révélateur d'une des formes de ce processus : la colonie, fondée après la conquête de la Gaule Transalpine en 118 av. J.-C., prend le nom de Narbo Martius, un nom attesté dans les écrits de Cicéron[2] au milieu du Ier siècle av. J.-C. L'hypothèse selon laquelle le nom du grand dieu guerrier romain aurait été donné à la colonie pour qualifier sa fonction militaire doit être écartée : le nom de la colonie, qui peut être rapproché de celui d'autres colonies romaines, Iunonia Carthago, Tarentum Neptunia, évoque très probablement la divinité principale pré-romaine honorée sur le site de la future colonie ; les nouveaux occupants du lieu, important leur mode de vie, leurs institutions politiques et religieuses, choisissent ainsi d'imposer comme divinité tutélaire un dieu romain qui peut se substituer commodément au dieu pré-romain.

Si le nom de la divinité indigène a ici complétement disparu, ce n'est pas partout le cas : dans les Trois Gaules, les grandes divinités portent des théonymes composés d'un nom gaulois et d'un nom romain, révélant un autre type de relation entre le panthéon indigène et le panthéon romain. Plusieurs dossiers permettent de comprendre les processus d'association et d'assimilation :

  • Le pilier des Nautes, offert par la corporation des bateliers de Lutèce en hommage à l'empereur Tibère, est un remarquable exemple de l'association des grands dieux indigènes et romains par l'intermédiaire de leurs compétences : les dieux gaulois et romains de la guerre, de la fertilité, du commerce sont figurés sur un pilier dédié au grand dieu des Romains, Jupiter. Le monument atteste de la redéfinition du panthéon religieux qui accompagne la mise en place des structures civiques romaines.

Infographie A.-B. Pimpaud d'après les dessins de J.-P. AdamInformationsInformations[3]
  • Trêves est le chef-lieu de la cité des Trévires, une colonie latine sur la Moselle, en Gaule Belgique. Dans le chef-lieu, fondé vers le milieu du Ier siècle, plusieurs ensembles cultuels sont reconnus : celui de l'Irminenwingert, situé à l'extérieur de la ville, au-delà de la Moselle, est composé d'un temple, édifié avant le début du IIe siècle, entouré d'une enceinte contemporaine enserrant deux autres chapelles, et voisin d'un théâtre et de thermes. Les inscriptions révèlent qu'on y honore plusieurs divinités, dont Lenus Mars. Cette divinité est le fruit d'une association entre une grande divinité masculine des Trévires et un grand dieu romain : certaines inscriptions retrouvées en territoire trévire mentionnent le théonyme Lenus seul, ce qui confirme qu'une divinité pré-romaine portait ce nom. Elles révèlent également que le culte d'un grand dieu est assuré par un flamine[4] de rang équestre, le prêtre qui, selon les institutions religieuses romaines, est attaché au culte d'un dieu particulier. Tout porte à croire que ce grand dieu est Lenus Mars : le dieu guerrier des Romains a été associé à une divinité masculine protectrice des Trévires, dans le cadre d'un sanctuaire et d'un culte profondément romanisés.

  • La divinité Mars Mullo, honorée dans l'ouest des Gaules à partir du milieu du Ier siècle, représente un cas similaire : cette divinité bénéficie d'un culte dans le grand sanctuaire d'Allonnes (Sarthe, France), aux portes de la capitale de la cité des Aulerques Cénomans, à Craon, dans l'actuelle Mayenne, à Nantes, chez les Namnètes, et à Rennes, chez les Riédons. Les inscriptions de Rennes révèlent que Mullo est une divinité honorée par l'un des pagi[5] du territoire à l'époque de l'Indépendance[6], et qu'elle est choisie pour devenir, associée au dieu romain Mars, le grand dieu de la cité. La particularité de ce dieu est qu'il était honoré par plusieurs cités de l'ouest des Gaules, ce qui, en l'état actuel des connaissances, reste un unicum[7]. L'iconographie du dieu confirme les changements intervenus à l'époque romaine dans la représentation du dieu : les types du dieu Mars varient d'une région à l'autre mais montrent l'adoption généralisée des modèles gréco-romains, comme on peut le voir dans la probable figure du dieu retrouvée à Allonnes. La tête, qui provient d'un relief sculpté, figure une divinité casquée dans une expression pathétique, les yeux levés au ciel, dont les boucles de cheveux descendent dans le cou : elle appartient au type du dieu Mars juvénile et nu dérivé des portraits d'Alexandre le Macédonien[8], un type bien attesté en Gaule romaine. La nouvelle divinité Mars Mullo est donc, comme les autres dieux associés, partie intégrante du nouvel ordre romain qui, près de deux siècles après la conquête, est désormais en place.

Hypothèse de restitution du sanctuaire de Mars Mullo à Allonnes © CNRS-ENS, ParisInformationsInformations[9]
Tête probable du dieu Mars Mullo, trouvée à Allonnes, dans les fouilles du sanctuaire © CNRS-ENS, ParisInformationsInformations[10]

La redéfinition du panthéon des cités gallo-romaines, inscrite dans la modification des structures politiques, revêt des formes multiples selon les contextes historiques et les situations locales. Partout, cependant, les formes romaines s'imposent, se substituant parfois purement et simplement aux formes pré-romaines, s'associant le plus souvent aux divinités traditionnelles. Les communautés civiques se trouvent placées sous le patronage de divinités plurielles dont les compétences conjuguées sont à même de leur garantir une protection optimale.

  1. Interpretatio romana

    Interprétation romaine d'une divinité indigène aux fonctions proches de celles d'une divinité romaine.

  2. Cicéron (Marcus Tullius Cicero; 106-43 av. J.-C.)

    Grand orateur, il est élu à la charge de consul, le plus haut échelon d'une carrière politique à Rome, en 63 av. J.-C.

  3. Pilier des nautes reconstitué en 3D. Les parties les plus sombres correspondent aux blocs conservés. Infographie A.-B. Pimpaud d'après les dessins de J.-P. Adam. Disponible sur : http://www.paris.culture.fr/fr/ow_pilier.htm

  4. Flamine

    Prêtre responsable du culte d'une divinité particulière.

  5. Pagus

    (pl. pagi) : subdivision territoriale d'une cité.

  6. Époque de l'Indépendance

    Époque antérieure à la conquête romaine. Pour les Gaules, cette expression renvoie généralement aux quatre siècles précédant la conquête du milieu du Ier siècle av. J.-C.

  7. Unicum

    Cas unique.

  8. Alexandre le Macédonien/Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.)

    Fils de Philippe II de Macédoine, en devient le roi en 336.

  9. K. Gruel, V. Brouquier -Reddé, AOROC, Archéologies et philologie d'Orient et d'Occident? CNRS-ENS, Paris

  10. K. Gruel, V. Brouquier -Reddé, AOROC, Archéologies et philologie d'Orient et d'Occident? CNRS-ENS, Paris

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