Les dieux indigènes dans la réorganisation des territoires de Gaule romaine
C'est à l'époque augustéenne que s'opère la plus importante restructuration des territoires de Gaule depuis leur conquête : la redéfinition des limites provinciales et l'attribution de nouveaux statuts juridiques aux communautés civiques, appuyées sur la mise en place d'un réseau routier facilitant les liaisons entre les nouveaux centres de pouvoir, assure à Rome un contrôle plus étroit des provinces[1]. Pour favoriser l'adhésion des populations provinciales à ces importants bouleversements, Rome s'appuie en partie sur de nouvelles structures religieuses, en partie sur les anciennes, opérant une redéfinition globale du « paysage religieux »
provincial.
Le culte impérial développé à partir de 12 av. J.-C. à l'initiative de Drusus[2], constitue un élément radicalement nouveau dans le paysage religieux des provinciaux. En effet, il n'y avait en Gaule jusqu'à cette date ni panthéon national, ni culte panceltique, mais une multiplicité de dieux indigènes honorés localement par des communautés distinctes. Or, dans le cadre des préparatifs de la campagne en Germanie, Drusus fait construire un autel à Lyon, sur un territoire voisin de la colonie promue capitale fédérale, et invite les représentants de toutes les cités des Gaules à venir y célébrer un culte. Avec la création de ce lieu de culte fédéral, les délégués des cités[3] sont pour la première fois invités à se réunir pour célébrer en commun un culte à Rome et à l'empereur Auguste[4]. L'initiative est destinée à manifester la loyauté des provinciaux envers le pouvoir romain, dans un contexte dégradé par les préparatifs de la conquête de la Germanie. La documentation iconographique et épigraphique livrée par le site atteste que toutes les cités des Gaules étaient représentées, y compris celles de Gaule méridionale, comme Arles ou Glanum, à l'exception des cités de la rive gauche du Rhin. Celles-ci disposent, à partir de 9 av. J.-C., d'un autel du culte impérial à Ara Ubiorum, l'actuelle Cologne. Le pouvoir romain a donc clairement l'intention de faire des élites provinciales des porte-parole de la fidélité due à un empereur dont l'aura divine assure la légitimité et la puissance. L'autonomie des cités et de leurs représentants ne peut plus se concevoir en dehors de cette manifestation de loyauté à Rome et à l'empereur, de même que les nouveaux centres de pouvoir doivent désormais bénéficier de la protection divine du pouvoir romain honoré au travers de ses divinités.
Droit : CAESAR AVGVSTVS DIVI F(ilius) PATER PATRIAE
Revers : Autel de Lyon; ROM(ae) ET AUG(usto)
La restructuration territoriale s'accompagne d'un ample mouvement d'urbanisation, qui a déjà commencé en Gaule méridionale avec les créations coloniales initiées par César[6] dans la vallée du Rhône, mais qui se généralise alors. Le choix des sites occupés par les nouvelles capitales est fonction de facteurs multiples : potentiel économique, accessibilité mais aussi, parfois, potentiel divin. Dans un certain nombre de cas, les nouvelles capitales bénéficient de l'aura divine de lieux de culte indigènes. A Glanum, la nouvelle capitale de l'oppidum latinum connaît à l'époque augustéenne un réaménagement du centre monumental qui s'accompagne de la monumentalisation du lieu de culte au dieu Glan[7]. A Nîmes, la capitale de la colonie latine[8] conserve le nom de la divinité locale Nemausus honorée dans un sanctuaire profondément remanié à l'époque augustéenne. Au milieu du Ier siècle, la construction d'un sanctuaire monumental sur un probable lieu de culte indigène consacre le choix de Jublains comme capitale de la cité des Diablintes après l'octroi du droit latin. A la périphérie d'Autun, Meaux, Le Mans, Corseul, Trêves, les grands sanctuaires monumentaux perpétuent des lieux de culte indigènes et garantissent la protection divine des capitales et des territoires restructurés. S'instaure ainsi un dialogue efficace entre les traditions indigènes et les innovations souhaitées par le pouvoir romain, qui se lit également dans la répartition des lieux de culte dans l'espace urbain.
Les centres urbains sont ainsi en majorité occupés par des édifices religieux, autels ou temples, voués aux divinités du panthéon romain ou érigés en hommage aux défunts de la famille impériale. L'administration des cités gallo-romaines, confiée à un sénat[10] local, ne peut s'exercer de manière autonome qu'en reconnaissant la tutelle du pouvoir romain représenté par ses divinités : la place publique des capitales, où se réunit le sénat, doit donc associer nécessairement un lieu de réunion et un édifice permettant de célébrer le culte dû aux divinités romaines. Cette association est remarquablement éclairée par le forum de Nîmes : la curie, où se réunissait le sénat, fait face au temple, dit la « Maison Carrée »
, érigé en l'honneur des petits-fils d'Auguste, morts prématurément alors que l'empereur en avait fait ses fils adoptifs et héritiers. Des cités pérégrines[11], pour lesquelles aucune obligation religieuse n'est formulée, adoptent elles aussi le culte impérial, qui vaut comme un signal pour le pouvoir romain dont les citoyens sont en droit d'espérer une promotion juridique : le phénomène est attesté par la présence, dès l'époque augustéenne, de prêtres de Rome et d'Auguste dans des cités pérégrines comme Rodez, ou par l'adoption d'un forum tripartite réservant l'un des petits côtés à un temple monumental de type romain, comme à Feurs. Dans ce schéma, les édifices dédiés aux divinités indigènes semblent exclus du centre et cantonnés à la périphérie, intra ou extramuros. Les cas de Trèves, avec le sanctuaire de l'Altbachtal, et d'Avenches, avec le quartier de la Grange-des-Dîmes, montrent cependant que leur situation excentrée n'a pas empêché ces sanctuaires de représenter des pôles religieux majeurs, fréquentés et monumentalisés sur la longue durée.
Les populations gallo-romaines connaissent, à partir de l'époque augustéenne, une redéfinition complète des structures religieuses : la mise en place d'une religion officielle, avec de nouveaux édifices et de nouveaux prêtres, bouleverse la hiérarchie des divinités indigènes et placé l'autonomie locale des nouvelles cités sous l'autorité des dieux romains. Le potentiel des divinités indigènes ne disparaît pas, mais il est absorbé dans cette redéfinition qui conduit à l'émergence d'un nouveau panthéon.