Impasse du compromis religieux, primat de l'issue politique
La tolérance religieuse est presque inconnue dans l'Europe du XVIe siècle, une Europe où il faut un siècle et demi pour assimiler, « digérer »
la Réforme. La recherche, sans cesse renouvelée, d'une concorde, d'une ré-union s'avère illusoire dans tous les pays dont nous avons survolé l'histoire. L'échec, partout, des colloques religieux implique que la paix de religion ne sera pas une paix théologique, mais une affaire politique et civile. L'usage de la force s'avère inefficace. Ne reste donc qu'une seule solution devant l'ampleur des dégâts, la destruction des sociétés, les milliers de morts : il faut instaurer une solution temporaire, qu'on a qualifiée plus tard de « tolérance civile »
. Les contemporains considèrent ces solutions comme provisoires : que ce soit la paix d'Augsbourg ou les édits français, tous sont rédigés « En attendant qu'il ait plu à Dieu [de] nous faire la grâce... de réunir tous nos sujets »
(édit de Bergerac 1577). Trois cas ont été présentés de la manière dont a été gérée cette situation nouvelle créée par la Réforme :
Le principe allemand du cujus regio, ejus religio, juxtaposant des petits Etats strictement orthodoxes à l'interne, cohabitant tant bien que mal avec leurs voisins de confession différente.
La solution française, réglementant jusque dans ses moindres détails la cohabitation, à l'intérieur d'un même Etat.
La partition en deux unités étatiques désormais ennemies, d'un ensemble, certes peu centralisé, mais cependant doué d'une identité propre, aux Pays-Bas.
Dans tous les cas de figure, c'est le politique qui a géré la situation, et en aucun cas les théologiens. Ces paix, si diverses, sont toutes élaborées par les juristes, à la demande des autorités politiques, et non par les théologiens, qui doivent s'y résigner, sans enthousiasme. Progressivement, au travers de conflits qui couvrent deux siècles, l'idée s'impose que seul l'Etat offre une solution pour régler les problèmes de religion. Les juristes deviennent indispensables dans les rouages des Etats dans la mesure où les procédés juridiques mis en place pour tenter de faire appliquer les paix, se complexifient et gagnent en importance : la paix d'Augsbourg (1555) était tout à fait générale, l'édit de Nantes (1598) comporte une multitude d'articles précis ; les traités de Westphalie (1648), qui règlent les séquelles de la guerre de Trente Ans[1], dernière explosion religieuse dans l'Empire, en contiendront davantage encore et consacreront officiellement la partition des Pays-Bas.
Ces solutions sont lourdes de conséquences. D'une part, le politique se détache des appartenances confessionnelles au nom du maintien de la paix, qui ne peut se faire que dans l'impartialité des détenteurs du pouvoir. C'est l'apparition, très progressive et balbutiante, d'une certaine « laïcité »
avant la lettre. Par ailleurs, petit à petit, une adéquation religieuse, culturelle, politique et sociale se renforce entre les confessions et les entités politiques qui les abritent, particulièrement entre 1550 et 1650. Ce phénomène, qu'on appelle la « confessionnalisation »
, contribue à la création de l'identité des États, dans une Europe devenue bipolaire, ou Etats protestants et États catholiques sont en concurrence. Dans les deux camps, cette évolution a renforcé la place des souverains et contribué à les sortir de la masse du commun des mortels, qu'ils soient luthériens, à la tête des Églises de leurs États, ou catholiques, rois « très chrétiens »
ou « très catholiques »
, défenseurs de la foi catholique. Cela a contribué à leur donner un rôle spécial, à leur conférer une aura sacrée, un « droit divin »
: ils ont, en quelque sorte, été « sacralisés »
. Par cette évolution, les anciennes institutions médiévales, basées essentiellement sur les liens de féodalité, tombent en désuétude, et sont progressivement remplacées par des formes modernes de bureaucratie, par des Etats avec des frontières précises, et par la concentration du pouvoir politique entre les mains d'une seule personne ou institution, en général un roi ou un prince.
La rupture de la Réforme a donc certainement contribué au renforcement des Etats. De nouveaux équilibres politiques ont été ainsi créés, qui ont conduit à l'absolutisme du XVIIe siècle, à la sécularisation progressive de la société, c'est-à-dire au déclin progressif de l'emprise de la religion sur la société, puis à la remise en cause des régimes politiques. C'est, en fait, à cette époque que sont fixés les principaux éléments de ce qui est appelé la « modernité »
.