L'Empire : « à chaque souverain sa religion »
C'est au sein de l'Empire romain germanique que la rupture est amorcée. Il regroupe alors plus de 400 territoires très divers, tant par leur taille que par leur régime politique[1]. La pensée de Luther s'y répand à grande échelle et très rapidement, elle rencontre une adhésion croissante au-delà des Etats de langue allemande. On estime qu'en deux ans, plus d'un demi million d'exemplaires des œuvres de Luther ont été diffusées. Pourquoi l'autorité romaine n'a-t-elle pas sévi et imposé le silence au moine de Wittenberg à ce moment-là ? Les raisons en sont avant tout politiques. Il y a, en cours, une affaire qui paraît bien plus importante pour les autorités politiques et religieuses. En 1519, deux ans après la première apparition publique de Martin Luther, l'Empire est vacant. Toute la diplomatie européenne, et celle du pape, sont absorbées par cette affaire et sous-estiment le rôle du moine de Wittenberg, le Réformateur, jusqu'à l'élection de Charles Quint[2], qui deviendra le grand défenseur de la foi catholique à travers l'Europe. Mais ce sont deux années de perdues pour la Papauté, pendant lesquelles les idées de Luther se répandent partout.
Deux autres années passent encore avant que l'empereur, retenu dans ses domaines espagnols par des révoltes, ne vienne en Allemagne, pour tenter de mettre fin à la « peste luthérienne »
qui, à ses yeux, sévit comme une épidémie dans les Etats de l'Empire. La réforme est un mouvement qui se répand à la base, à travers la population, mais qui est très rapidement pris en main par de nombreux princes territoriaux, détenteurs d'Etats souverains, importants ou minuscules. Ces princes allemands qui affirment publiquement suivre les doctrines de Luther et abandonner l'Eglise romaine, le font partie par conviction, partie alléchés par la possibilité de séculariser les biens ecclésiastiques[3] qui représentent environ le tiers du territoire germanique. Brême en 1525, la Saxe et la Hesse en 1527, Hambourg en 1529, puis la Poméranie, le Braunschweig, le Brandebourg... on estime qu'en 1530 les deux tiers de l'Allemagne sont gagnés à la Réforme. Membres de la diète[4] des Etats allemands, ils n'y reconnaissent plus, à Spire en 1529, ni l'autorité de l'empereur, ni la loi de la majorité, et protestent de leur droit d'adopter la « vraie » religion.
Quelles sont alors les possibilités qui s'offrent pour résoudre la situation nouvelle ? Les contemporains en voient deux : des efforts de réconciliation, ou le recours à la force. De très grands efforts sont d'abord tentés vers une réconciliation. De célèbres colloques, où s'affrontent les plus brillants théologiens des deux camps, se tiennent en 1540 et 1541 à Worms et Ratisbonne, sans succès : disciples de Luther (Mélanchthon, Bucer[5] ) s'opposent verbalement à des cardinaux souvent disciples d'Erasme[6]. Mais le fossé est trop large, et le compromis se révèle impossible. Reste le recours à la force armée. Charles Quint la tente, mais, après quelques succès initiaux, il connaît des revers très graves. L'extirpation militaire de la Réforme se révèle donc impossible, ou désastreuse. L'Empereur ne peut cependant se résoudre à négocier avec les protestants, « ce qui pourrait offenser, blesser, affaiblir ou opprimer notre vraie vieille religion chrétienne et catholique »
. Il confie donc l'Allemagne à son frère Ferdinand[7] et abdique en 1556, puis se retire dans un monastère en Espagne.
Ferdinand, plus pragmatique, plus réaliste, négocie. En 1555, la paix d'Augsbourg établit un principe qui s'impose rapidement : Cujus regio, ejus religio[8]. Cela signifie que chacun des princes souverains de l'Empire germanique a le droit d'opter pour la religion de son choix, qui devient obligatoirement celle de tous ses sujets. Si ces derniers ne veulent pas adopter la religion du prince, ils peuvent émigrer dans un Etat où se pratique la confession de leur choix. Deux seules options leur sont offertes : le catholicisme romain ou le luthéranisme. En revanche, les adeptes du calvinisme et du zwinglianisme[9], comme les anabaptistes[10], sont exclus de l'arrangement. Cette paix d'Augsbourg est un tournant important de l'histoire européenne : l'Empire germanique est le premier à institutionnaliser, à travers ce texte, la rupture de l'unité chrétienne. Pour la première fois, le droit constitutionnel reconnaît que deux systèmes différents d'Eglise et de confession peuvent se côtoyer en un seul et même empire. La prédication de Luther, qui poussait à la lecture de la Bible et à son jugement par tous les fidèles, sans s'embarrasser de l'intermédiaire de la hiérarchie romaine, aboutit paradoxalement, à ce que seuls les princes souverains de l'Empire, soit 0,0025% de la population, puissent bénéficier d'une liberté de choix. Pour les autres, l'embryon de liberté consiste à pouvoir émigrer avec ses biens.
L'accord n'a pas été souhaité par les protagonistes, il est apparu comme la seule issue possible. Son caractère inédit tient à ce qu'il est de nature politique : ce ne sont pas les théologiens qui sont parvenus à un compromis ou un consensus religieux, ce sont les princes, aidés de leurs juristes, qui ont élaboré un compromis politique permettant la cohabitation entre les différentes religions. Une note du Tribunal d'Empire indique, de manière explicite, que la paix de religion n'est pas une chose spirituelle, mais politique et séculière. La crise en Allemagne trouve, avec la paix d'Augsburg de 1555, une solution politique et diplomatique, un arrangement entre des princes qui ont désormais la haute main sur la religion. Suivent cinquante ans de paix pendant lesquels chacun des Etats développe de manière irréversible une culture politique et sociale dépendante de sa confession. Cela a été rendu possible en raison de la structure particulière de l'Empire, éclaté en multiples principautés, mais cela n'apparaît pas applicable dans d'autres régions européennes.