Mohammed Arkoun : de l'islamologie appliquée aux sciences humaines
Le projet scientifique de Mohammed Arkoun est présenté dans un ouvrage paru en français, en 1984, intitulé : Pour une critique de la raison islamique. Dans cette étude, et dans la plupart de ses œuvres, l'auteur distingue deux niveaux d'approche du « patrimoine islamique » : l'islamologie appliquée ; les méthodes des sciences humaines. Le premier niveau permet de capter toute la production de l'esprit et de la mémoire patrimoniale visant à cerner le « système de vision de l'Islam médiéval ». Le second niveau vise à dégager « l'esprit islamique » d'un domaine spécifique et limité en intégrant textes et des pratiques dans l'imaginaire socio-historique universel. L'islamologie appliquée est une pratique scientifique pluridisciplinaire. C'est une science nouvelle qui diffère des études classiques sur l'Islam/l'islam émanant d'un discours occidentaliste froid qui se limite à une transmission des écrits des juristes religieux aux langues européennes sans les analyser. C'est un projet intellectuel ambitieux et diversifié que pour une relecture scientifique du patrimoine musulman, y compris le Coran, le Hadith, les biographies du Prophète de l'islam et les principaux textes explicatifs.
Une des distinctions majeures proposées par Arkoun est celle de l' « esprit islamique classique », qui est purement religieux, et de l' « esprit classique dans les contextes islamiques », qui est philosophique en lien le religieux mais pas seulement. Une autre distinction permet de mettre en regard le « phénomène coranique » et le « phénomène islamique » ou, dit d'une autre manière, l' « événement coranique » et l' « événement islamique ». Arkoun remarque que, dans les premiers temps de la communauté musulmane, la priorité était donnée à la « parole du Coran », référence suprême et totale puisque proclamée « parole de Dieu ». Par la suite, dit-il, a prévalu la « parole de l'Islam » manipulée arbitrairement par des acteurs sociaux et politiques. Deux sciences ont historiquement permis ce glissement : les « principes fondamentaux de l'Islam » et les « principes de la jurisprudence ». Ouvrant une ère des interprétations et des explications, les fondateurs des quatre écoles (la hanbalite, la shaféite, la hanafite et la malékite) ont finalement établi une sorte de séparation entre les musulmans et le Coran. La conséquence, écrit Arkoun, est que les musulmans n'osent plus personnellement se risquer à une interprétation du Coran, ils sont ignorants de son moment d'apparition et de sa signification.
Sur la base de ces données analytiques, la lecture du Coran par Arkoun a pour but d'annuler le caractère de sanctification du texte coranique. Il lie ce dernier à des circonstances historiques, linguistiques et culturelles. Il considère le texte coranique comme une partie intégrante du patrimoine intellectuel et non pas comme un texte paradoxal, condescendant et distinct. Il ajoute que la nature symbolique et métaphorique de la langue du Coran offre un horizon éclectique et polysémique. Il pense que les histoires racontées dans le Coran constituent une sorte de narration-cadre pour la « conscience islamique » qui assume la fonction d'organiser et de diriger le potentiel humain selon diverses significations. Quant à la composante espace-temps du « phénomène coranique », Arkoun rejoint El Jabiri, pour affirmer que le classement des sourates et versets, dans le Coran d'Uthman, est un classement aléatoire. Il y a donc nécessité de mieux connaître les conditions et circonstances de cet établissement, puis de proposer une réorganisation des sourates et versets selon un ordre chronologique, tout en tenant compte de la distinction entre le discours oral du Prophète de l'islam et le Coran après mise par écrit.
Pour ce faire, Arkoun propose d'utiliser de nouveaux outils, parmi lesquels l'approche linguistico-sémiotique. En effet, puisqu'il est compris cela signifie que le « texte sacré » est écrit dans une langue humaine, naturelle. Il est donc soumis à des normes de grammaire, de rhétorique et de sémantique, ainsi qu'aux contraintes sociologiques et culturelles dont il est issu. L'analyse grammaticale doit donc s'occuper principalement de la formulation de l'énoncé et des formes qui le caractérisent. Mais, dit Arkoun, il ne faut pas en rester là. Il faut également s'intéresser à sa composition figurative et rhétorique, à sa structure sémantique ainsi qu'à son intertextualité, c'est-à-dire à son chevauchement avec d'autres textes considérés comme sacrés. Son analyse de la sourate « Al-Fatiha » vise à montrer la fécondité de cette démarche. Dans les représentations les plus courantes, dit-il, il y a une opposition devenue absolue entre « ceux que Tu as comblés de faveurs » et « ceux qui ont encouru Ta colère ». Or, si l'on prend en considération d'autres significations coranique, son contexte d'énonciation, les sagesses et les leçons contenues dans différents rites et cultes religieux, il est possible de percevoir un autre sens, celui qui reflète une dialectique entre l'espoir et la crainte, entre la foi et l'athéisme, entre le bien et le mal. C'est ce sens qui touche en profondeur l'individu.
Dans son projet intellectuel, Arkoun adopte trois niveaux d'approche : le premier niveau est celui de la critique du « discours islamique » comme du « discours orientaliste ». Le deuxième niveau est celui de la critique du passé et du patrimoine. Le troisième niveau est représenté par la tentative de lire la « Révélation » d'une manière nouvelle et globale, afin de restaurer l' « essence » des moments de la réception du « message divin ».