Des textes fondateurs ambivalents ou contradictoires
Le théologien Gerhard Ebeling[1] pouvait écrire que toute l'histoire de l’Église (on parlerait plus volontiers aujourd'hui d'histoire du christianisme) est en définitive l'histoire de l'interprétation de l’Écriture. Cette définition est sans doute trop sommaire, mais il est incontestable que la réception des textes bibliques, avec les effets que cette réception déploie dans la compréhension du monde, dans la mise en place de comportements ou dans la régulation de sociétés, occupe à juste titre une large place dans l'histoire du christianisme.
Le principal écueil auquel se trouve confrontée toute personne cherchant à comprendre les textes fondateurs qui sont traditionnellement reçus en christianisme comme la « Parole de Dieu » est que ces textes présentent d'évidentes contradictions. (Nous n'entrons pas ici dans la distinction des différents corpus de l'Ancien et du Nouveau Testament dans la mesure où, jusqu'à la critique de l'époque moderne ou même contemporaine, aux XVIIIe et XIXe siècles, tous ces textes sont globalement reçus comme un tout dont l'auteur est identifié à Dieu même.) L'art des théologiens a souvent consisté à construire des cohérences là où semble se donner une juxtaposition des contraires. On rencontre par exemple dans la Bible des personnages richissimes, comme Abraham ou Job (avant que les malheurs ne fondent sur lui), dont la fortune même est comprise comme une bénédiction divine. Mais on trouve aussi dans les évangiles des paroles de Jésus qui ne laissent guère d'espoir de salut aux gens riches :
« En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu »
(Matthieu 19,23-24).
Ou ailleurs :
« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra le premier et aimera le second, ou bien il s'attachera au premier et méprisera le second. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent »
(Matthieu 6,24).
C'est ce dernier texte, tiré du « Sermon sur la montagne » (Matthieu, 5–7) qui va nous servir ici de fil conducteur. On considère généralement qu'il provient d'une source, aujourd'hui perdue en tant que telle, dont les évangélistes Matthieu et Luc se sont l'un et l'autre inspirés (la Source Q[2]). L'Argent, avec sa majuscule, est parfois simplement rendu dans le dernier texte cité par le terme grec de Mammon, présenté comme une divinité. A lire ces mots, c'est un choix radical qui est ainsi proposé au fidèle : il lui appartient soit de se mettre au service de Dieu, soit de se faire l'esclave de l'Argent. Aucune option intermédiaire ne semble possible.