Religions et Argent

Un contre-modèle de société ?

Ici et là dans l'histoire du christianisme, cette injonction du Christ à servir Dieu, et donc à se détourner de la puissance de l'argent, donne lieu à la mise en place d'un contre-modèle de société. Toute l'histoire monastique est traversée par l'appel à vivre personnellement dans la pauvreté la plus totale : le moine ou la moniale fait précisément « vœu de pauvreté » à l'entrée du monastère... ce qui n'empêche pas l'institution monastique d'être collectivement propriétaire de ressources immobilières ou mobilières qui sont parfois gigantesques. De cet accommodement avec l’Évangile, François d'Assise[1], au XIIIe siècle, ne veut précisément pas. Aussi exige-t-il de ses frères une pauvreté absolue, comme en témoigne ce projet de règle que François rédige en 1221 (une règle qui ne sera pas approuvée par le pape, car considérée comme trop radicale) :

« Le Seigneur prescrit dans l’Évangile : Voyez et gardez-vous de toute malice et avarice [Luc 12,15] (...). Dès lors, qu'aucun des frères, où qu'il soit et où qu'il aille, ne prenne en aucune manière, ne reçoive ni ne fasse recevoir de l'argent ou des deniers, ni pour des vêtements ni pour des livres, ni comme prix de quelque travail, absolument en aucune occasion, sinon en cas de nécessité manifeste des frères malades ; car nous ne devons pas conférer et attribuer à l'argent et aux deniers une plus grande utilité qu'à des cailloux. Et le diable veut aveugler ceux qui convoitent l'argent ou l'estiment meilleur que des cailloux. »

(FRANÇOIS D'ASSISE (1182-1226), Règle et vie des frères, ch. 8 (1Reg, 1221) ; Ecrits, Vies, témoignages, t. 1, Paris, 2010, p. 200)

Le modèle franciscain, à l'heure où les villes italiennes se développent et où s'accroissent les richesses commerciales et bancaires, apparaît comme une critique de la société. Suivre le Christ, pour François, implique bel et bien de renoncer à l'argent, comme aussi d'ailleurs au pouvoir et au prestige. Au siècle suivant, des voix – dont toutes ne sont d'ailleurs pas franciscaines – se font même entendre pour critiquer l'accumulation des richesses pontificales, en particulier quand la Papauté développe à Avignon une administration et un système de fiscalité d'une très grande efficacité. Parmi ces voix, celle de l'écrivain Pétrarque[2], l'un des très grands esprits des débuts de la Renaissance :

« Dans ces lieux, on voit régner les successeurs d'une troupe de pauvres pêcheurs, qui ont oublié leur origine ; ils marchent couverts d'or et de pourpre, fiers de la dépouille des princes et des peuples. Au lieu de ces petits bateaux, sur lesquels ils allaient chercher leur vie dans l'étang de Génésareth, ils habitent des palais superbes. (...) Au lieu d'une sainte solitude, on voit une troupe de scélérats et de satellites ; les festins les plus somptueux ont succédé aux repas les plus simples. A la place des apôtres qui allaient nu-pieds, on voit à présent des satrapes montés sur des chevaux couverts d'or, rongeant l'or, et bientôt chauffé d'or, si Dieu ne réprime ce luxe insolent. »

PÉTRARQUE (1304-1374), ép. 11 (citation tirée des Mémoires pour la vie de François Pétrarque, t. 2, Amsterdam, 1764, p. 94s).

La comparaison entre l'Église du l'époque apostolique et celle du temps dans lequel on se trouve est un lieu commun de toute entreprise de réforme ecclésiastique : les choses étaient meilleures au tout début, et le temps qui a passé a contribué à provoquer la dégénérescence de l’Église. Au XVIe siècle, par exemple, l'un des arguments des Réformateurs qui sont à l'origine de ce qu'on appellera ultérieurement le protestantisme, consiste à opposer la pauvreté du Christ, qui naît dans une étable et qui renonce à toute possession matérielle, à l'opulence dans laquelle vivent les prélats de l'Église romaine, attachés aux biens de ce monde (cf. les Faictz de Jésus Christ et du pape, pamphlet de 1533 (?), présenté par Reinhard Bodenmann, Genève, Droz, 2009). Trois siècles plus tard, le philosophe Danois Søren Kierkegaard[3] (1813-1855) dénonce avec véhémence ses contemporains qui s'accommodent trop facilement du fait qu'ils ne respectent pas l’Évangile. Les paroles du Christ sont si radicales, estime Kierkegaard, qu'on devrait commencer par reconnaître qu'il est impossible de les appliquer dans sa vie quotidienne :

« Nul ne peut servir deux maîtres », tels sont les termes de l’Évangile. Prends ces mots ; va dans le monde et vois, si c'est possible, ce qu'exprime la vie de tous ces millions d'individus (...) : « Jamais nul n'a vécu sans avoir plus ou moins servi deux maîtres. Et pour l'impossibilité dont parle l’Écriture (nul ne peut servir deux maîtres), ce doit être une méprise, car c'est parfaitement possible, comme le montre l'expérience du monde entier. On comprendrait mieux si l’Évangile disait : nul ne doit servir deux maîtres ; mais qu'on ne le puisse, non, cela n'est pas vrai. Au contraire, l’Évangile demande ce dont personne n'est capable. »

(Jugez vous-mêmes. Pour un examen de conscience recommandé aux contemporains [1851-1852],

tiré de Œuvres complètes, t. 18, Paris, Orante, 1966, p. 196)

Dans cette ligne, on pourrait évoquer un certain nombre de prédicateurs qui exhortent à vivre concrètement la radicalité de l’Évangile, comme les représentants de théologie de la libération du XXe siècle, qui réclament à l’Église qu'elle prenne par principe position pour défendre les pauvres, les exclus, les opprimés, selon ce qu'ils appellent « l'option préférentielle pour les pauvres ». Mais il est, en règle générale, assez facile de constater que, dans leur grande majorité, les chrétiennes et les chrétiens n'ont pas vécu (ni ne vivent aujourd'hui) conformément à l'idéal de pauvreté préconisé par François d'Assise et qu'ils ne sont pas prêts pour autant à dire avec Kierkegaard que l’Évangile est par définition hors de leur portée. Bien au contraire : la grande majorité des disciples du Christ, toutes époques confondues, affirment leur prétention à suivre l’Évangile, fût-ce imparfaitement, tout en gérant dans leur vie quotidienne les richesses qu'il leur est donné de posséder. Que faire alors, dans cette perspective, des paroles de Mt 6,24 ?

  1. François d'Assise

    Né en 1182 dans une riche famille marchande d'Assise en Ombrie, François d'Assise renonce à toute richesse et prône une vie de pauvreté menée « selon la forme de l'Evangile ». Une petite fraternité se constitue autour de lui, qui devient dès 1210 l'Ordre des frères mineurs (les franciscains) et qui s'implante rapidement dans quasiment toutes les villes de la chrétienté latine (Italie, France, Empire, Angleterre...). François meurt en 1226.

  2. Pétrarque

    Né en 1304, Pétrarque est un humaniste et poète italien, considéré comme un des premiers grands auteurs en langue italienne, notamment pour son recueil de poème Cansonere où se déploie son amour platonique pour Laure de Sade. Il meurt en 1374

  3. Søren Kierkegaard

    Né en 1813 à Copenhague dans une famille piétiste, Søren Kierkegaard suit des études de théologie. Ses travaux à mi-chemin entre théologie et philosophie s'opposent radicalement à la dialectique de Hegel et constituent le socle de ce qu'on appellera l'existentialisme chrétien. Kierkegaard meurt en 1855.

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