Religions et Argent

Démonstration de Weber

Max Weber part d'un premier constat : les sociétés occidentales sont passées d'un modèle (ethos) ancien dit du « catholicisme médiéval » où « le travail n'était qu'un mal nécessaire et le profit ne pouvait que rarement être gagné de façon honnête » à un modèle « moderne », né à l'époque moderne, où le travail est un devoir, autrement dit où la vie a pour but le travail et où le profit est considéré comme bénéfique en tant que tel. Pour illustrer ce second modèle, Weber se sert des écrits de Benjamin Franklin[1], en particulier du texte célèbre où celui-ci affirme « Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent » et fait l'éloge du travail.

C'est le passage du modèle dit médiéval à ce modèle dit moderne qui intéresse Max Weber et dont il veut saisir les ressorts. Car dit-il « il est à peine besoin de démontrer que cette façon de concevoir l'enrichissement en tant que fin en soi à laquelle les hommes se trouvent astreints, en tant que vocation [Beruf], se heurtait aux sentiments moraux d'époques entières. » (Weber p. 75, voir aussi p. 77). Sa question est donc une question d'histoire des mentalités, d'histoire de la morale : comment les échelles de valeurs ont-elles évolué ?

Pour l'expliquer, il part à la recherche des changements dans la représentation du monde des individus. Ou même plus encore, dans ce qui gouverne l'être au monde des individus. Et il trouve des éléments clés dans les différentes phases de la Réforme protestante. Pour Weber, la clé de compréhension du passé occidental est la question du salut, de la recherche du salut par des êtres humains pétris d'imaginaire chrétien.

Chez le réformateur allemand Martin Luther, il trouve l'idée de vocation, « Beruf », c'est-à-dire l'idée que chacun, doit accomplir son devoir (envers Dieu) dans ses activités quotidiennes. Idée qui va de pair avec le rejet de la vie monastique. Il n'y a pas besoin de se retirer du monde pour plaire à Dieu. C'est donc un premier élément. Mais pour Max Weber, Luther est encore dans un modèle traditionnel où l'enrichissement ne fait pas partie du plan de salut, au contraire. Chaque homme doit rester à sa place et supporter sa condition.

La transformation du rapport au monde, selon Weber, vient de l'idée de prédestination. Idée qui est majoritairement présente dans les mouvements issus du calvinisme[2] (mais aussi dans le jansénisme[3]). Calvin thématise l'idée de prédestination dans son œuvre majeur, l'Institution de la religion chrétienne. La doctrine de la prédestination affirme que Dieu a élu et réprouvé les individus de toute éternité et ni le comportement, ni les croyances des uns et des autres ne peuvent rien changer au plan de Dieu.

Max Weber ne s'intéresse pas tellement à Jean Calvin lui-même mais plutôt aux mouvements qui prennent leur essor par la suite et surtout à partir du XVIIe siècle : puritain, baptiste, méthodiste ou quaker, qui amplifient et transforment la doctrine de la prédestination. Il utilise majoritairement des sources, des écrits théologiques, issus des traditions calvinistes présentes dans le monde anglo-saxon. Weber met alors le doigt sur un retournement : dans le protestantisme, les œuvres sont considérées comme impropres à assurer le salut – l'homme ne peut rien faire pour son salut – mais les œuvres deviennent un signe du salut, un signe d'élection. Autrement dit, celui qui est en mesure de vivre saintement se sait élu de Dieu car seul Dieu peut lui avoir donné cette capacité.

Il ne s'agit pas d'un retour du salut par les œuvres, au sens où l'entendait la vision traditionnelle du protestantisme sur le catholicisme : c'est-à-dire l'idée de pouvoir, par la pénitence, racheter ses péchés. Le protestant dans la perspective mise à jour par Weber ne rachète rien du tout, sa vie entière doit témoigner de son élection. Weber décrit très clairement ce mécanisme dans son chapitre de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme intitulé « L'éthique de la besogne dans le protestantisme ascétique », dont vous trouverez des extraits ici.

 

Dans cette logique, telle que Weber la comprend, la bonne action doit être continue, elle doit être méthodique, rationalisée. C'est pourquoi il parle d'examen systématique de la conscience, et d'une « conduite éthique méthodiquement rationalisée » et enfin surtout d'ascèse dans le monde. L'esprit du capitalisme, pour Weber, passe par une ascèse au quotidien, dans la société, dans le monde, faite de travail et de profit doublés d'une vie austère. Cette idée d'ascétisme intramondain[4] est une pièce maîtresse de la pensée de Weber.

C'est selon Weber ce mode de pensée qui aurait été généralisé dans le capitalisme occidental. Le lien qui unit capitalisme et protestantisme est ici de l'ordre de l'affinité. L'ascèse intramondaine conjuguant travail intense, quête de profit et refus des dépenses (refus du luxe, austérité) serait le cocktail idéal pour le système capitaliste. Cette affinité permettrait donc la mise en place d'un « esprit du capitalisme ».

Weber poursuit en expliquant que cette idée de l'ascèse intramondaine s'est peu à peu détachée de la question du salut et de toute préoccupation religieuse, elle s'est sécularisée, jusqu'à devenir ce que Max Weber observe autour de lui au début du XXe siècle.

  1. Benjamin Franklin

    Benjamin Franklin (1706-1790) est un imprimeur, écrivain, inventeur et homme politique étasunien. Il est l'un des Pères fondateurs des États-Unis et participe à la rédaction de la déclaration d'indépendance. Max Weber s'intéresse surtout à ses écrits louant le travail dans lesquels il voit à l'œuvre son « éthique protestante ».

  2. calvinisme

    Le calvinisme est le courant majoritaire du protestantisme réformé, il est fondé sur les écrits théologiques de Jean Calvin (théologie déjà pour une bonne part présente chez Martin Luther) mais ce courant est très divers dans ses composantes. Dans les communautés qui se reconnaissent comme calvinistes au cours de l'histoire, on observe de nombreuses variations théologiques entre elles et envers la théologie de Calvin.

  3. jansénisme

    Le courant janséniste, du nom de Cornelis Jansen (1585-1638), est un courant opposé aux jésuites et défendant l'idée de prédestination contre une vision accordant plus de crédit à la liberté et aux mérites des humains.

  4. ascétisme intramondain

    Dans le christianisme, l'ascèse est généralement considérée comme une posture de retrait du monde, l'exemple le plus parlant est celui de la vie religieuse dans un couvent ou un monastère. Comme on l'a vu, le protestantisme refuse l'idée d'une efficacité de l'ascèse pour rejoindre Dieu. Cependant, Weber pointe le fait qu'il existe dans le protestantisme une manière d'être dans le monde qui rejoint une posture d'ascétisme. Cette idée est largement débattue parmi les spécialistes.

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