Un autre jalon de ce lien entre mystique et protestantisme moderne est Jacob Böhme (1575-1624)
Jacob Böhme est beaucoup moins connu que Luther. Ce n'est pas un théologien, ni un pasteur, mais un laïc, cordonnier de son état, installé à Görlitz, en Silésie. Il va publier une œuvre touffue à partir d'expériences spirituelles personnelles caractérisée par des illuminations. Il faut dire qu'il est un jeune homme particulièrement pieux, assidu au culte protestant ou bien à la prière privée. Böhme relate ainsi son expérience spirituelle dans une lettre. Cette missive révèle le fondement de l'expérience mystique de Böhme : il est un être inquiet et mélancolique qui cherche à s'apaiser « dans le cœur du Christ ». Sa démarche est dans la ligne des mystiques du détachement : il veut renoncer à sa volonté propre pour suivre uniquement la volonté divine. Il faut insister sur cet aspect car, contrairement à beaucoup de ses commentateurs, Jacob Böhme ne cherche pas la connaissance pour le plaisir de la spéculation, mais pour éprouver le salut et devenir « enfant de Dieu dans son fils Jésus Christ ». Sa théosophie[1] sera toujours au service d'une mystique de l'union à Dieu par le Christ.
La prière est donc fondamentale pour Böhme car elle est la voie d'une connaissance intuitive et visionnaire des mystères de Dieu, de la création et de l'homme. C'est à la suite de cette expérience qu'il écrit en 1612, L'Aurore naissante, récit de sa dernière illumination, ouvrage qui est condamné par le pasteur de Görlitz, Gregor Richter, partisan tenace de l'orthodoxie luthérienne. Le ministre alerte d'ailleurs les autorités qui convoquent Böhme à l'Hôtel de ville. Il est jeté en prison et son texte est saisi. Il n'est libéré qu'après avoir promis de ne plus écrire une ligne. Ce qu'il fait pendant quelques années.
Le climat spirituel de l'époque de Böhme est bien différent de celui de l'époque de Luther. Le problème majeur n'est plus tellement celui de la culpabilité individuelle, de l'angoisse face à la manière d'assurer son salut mais plutôt le problème de l'origine et de l'existence du mal. Au moment où Böhme écrit L'Aurore naissante, les tensions entre confessions catholiques et protestantes sont vives (la guerre de Trente Ans éclate peu après et reste un moment de violence inouïe entre Églises rivales). Böhme va, à partir de son expérience fondamentale, prendre à bras le corps cette question du mal dans l'objectif évident de parvenir à le maîtriser et à le vaincre. Il y a, selon lui, dans la nature divine quelque chose d'obscur mais la Lumière doit vaincre les Ténèbres. C'est ainsi que Dieu naît véritablement. Böhme décrit, de façon mythique, ce processus de « naissance » du Dieu Vivant : de la source obscure à la Lumière par l'Amour.
Cette période sombre de la Guerre de trente ans, fait sortir Böhme de son silence ; il se lie avec des érudits partisans de l'occultisme et lit les grands auteurs de l'ésotérisme de la Renaissance comme Paracelse[2]. Tout cela le pousse à écrire de nouveau et il produit beaucoup à partir de 1619. Voici quelques titres :
Description des trois principes de l'essence divine.
Entre la fin de 1619 et le début de 1620, il rédige Fondements supérieurs et inférieurs de la triple vie de l'homme.
et, au printemps 1620, Psychologia Vera.
Au cours de la même année, il écrit quatre autres textes : De l'incarnation du Verbe, Les six points mystiques, Le mystère pansophique et De tout nouveaux informateurs.
Un cénacle se forme autour de lui et lui-même se déplace dans une sorte d'élan missionnaire autour de la régénération du croyant et de l'univers (on parle aussi d'alchimie). Un autre livre est produit et imprimé (c'est le premier dont Böhme accepte l'impression en 1623) avec un titre qui montre bien l'élan mystique de son auteur : Le chemin pour aller au Christ qui est dans la droite ligne de la mystique rhéno-flamande. Vous imaginez la réaction du pasteur Richter quand il apprend que Böhme a repris l'écriture. Il est de nouveau convoqué par les édiles de la ville et il rédige une Apologie contre Gregor Richter dans laquelle il répond aux calomnies de l'ecclésiastique. Böhme part alors pour quelque temps à Dresde en Saxe, côtoie une haute société urbaine gagnée à l'alchimie qui connaît et apprécie sa pensée. Puis il séjourne à Seifersdorf au nord de Dresde où il produit encore beaucoup. Usé par ce travail, il rentre chez lui à Görlitz où il décède en décembre 1624.
Malgré son côté parfois obscur, il y a un souffle spirituel fort chez Böhme, qui a eu une très grande influence sur toute une frange très marginalisée des Églises protestantes, l'« ésotérisme chrétien ». Dans un des trois traités qui compose Le chemin pour aller au Christ, De la vie au-delà des sens, on peut lire un entretien qui reprend un des thèmes importants de la mystique, celui de la désappropriation de soi-même.
Böhme a été beaucoup lu, en Allemagne, notamment par le piétiste radical Oetinger[3] (chez les catholiques aussi comme le bavarois Franz von Baader[4]), en France ou en Russie. Et il est un des auteurs importants de la théosophie moderne. Aujourd'hui, certains adeptes du New Age se réclament encore de sa pensée.