Le premier itinéraire à considérer est évidemment celui de Martin Luther qui est initialement proche de la mystique.
En effet, la Réformation est ancrée dans un souffle spirituel très fort, proche de la mystique. Luther d'ailleurs connaissait bien les œuvres de Tauler et avait à plusieurs reprises fait éditer un ouvrage mystique anonyme de la fin du XIVe siècle déjà évoqué : la Théologie germanique. On peut même dire que l'expérience de la justification par la foi, qui est le socle de toute la théologie luthérienne, est profondément mystique. Dans son Traité de la liberté chrétienne, Luther va d'ailleurs reprendre tout le vocabulaire de la mystique nuptiale médiévale (notamment de Bernard de Clairvaux[1]) pour exprimer le « joyeux échange » de la justification. On retrouve alors des thèmes comme celui la mystique nuptiale, non pas pour désigner la fin de l'itinéraire spirituel, mais pour exprimer l'expérience du commencement, lorsque l'homme prend conscience qu'il est aimé sans condition par Dieu. De ce fondement vont naître les principaux principes de la Réforme, là aussi en parenté très étroite avec la mystique.
En effet, avec Luther, certains grands principes de la Réforme sont ainsi en correspondance avec la mystique :
1er principe : Sola Gratia (par la grâce seule). La grâce seule rappelle que la justification[2] est totalement extérieure à l'être humain. Ce principe souligne que la justification (gratuite) est extérieure à l'être humain et ne dépend pas des œuvres humaines. Cela rejoint la valorisation de la passivité de l'être humain chez de nombreux mystiques.
2e principe : Solus Christus (le Christ seul). Ce principe souligne la relativisation de toutes les médiations humaines pour entrer en communion avec Dieu. Cette union sans « intermédiaires institutionnels » est aussi recherchée par les mystiques.
3e principe : Sola Scriptura (par l'Écriture seule). Ce principe indique le lieu où rencontrer le Christ, Parole de Dieu : la Révélation ne peut venir que d'une parole extérieure (la prédication qui renvoie à l'Écriture). Luther intime à tout le peuple chrétien l'appropriation du principe de la lectio divina, de la médiation de la Bible, en usage alors dans la chrétienté de la fin de l'époque médiévale et des débuts des temps modernes dans les monastères.
Enfin, 4e principe, le sacerdoce universel de tous les chrétiens tend à abolir la séparation entre clercs et laïcs, entre une Église enseignante et une Église enseignée. Cela rejoint la mystique qui se réclame de l'autorité de l'expérience personnelle de Dieu.
Un point dès le départ de sa théorie cependant l'oppose à la mystique : celui de la critique de la vie monastique – jugée comme une forme d'œuvre humaine par Luther et opposée à l'idée du sacerdoce universel – vie monastique qui est pourtant un haut lieu de l'« expérimentation spirituelle ». Cela a été suivi par l'ensemble de la Réforme, en tout cas jusqu'au XIXe siècle (les dernières formes d'opposition se manifestent avec la mise en place au sein du protestantisme des diaconesses). L'objectif de Luther était d'affirmer que tous les croyants pouvaient parvenir à une vie spirituelle élevée dans leur propre existence sans besoin de se couper du monde. Même si la critique de Luther est plutôt une volonté de faire sortir la mystique hors des monastères, elle a contribué à couper le protestantisme de cette forme d'ascétisme propice à la pensée mystique.
Mais il y a une évolution de Luther vis-à-vis de la spiritualité mystique qu'il ne critiquait pas dans les premiers temps. Avec le développement du luthéranisme dans le Saint Empire romain germanique, le réformateur doit lutter contre l'Église romaine dont il est détaché depuis son excommunication en 1521, mais aussi, et de plus en plus, contre ceux qu'il appelle des « enthousiastes », qui se réclament de ses principes, mais veulent aller jusqu'au bout de leurs conséquences. Ce sont notamment les anabaptistes[3], mais aussi des cercles spiritualistes, qui se fondent sur l'expérience d'une lumière « intérieure » (idée qui vient de Maître Eckhart[4]) et veulent se passer de toutes les médiations extérieures. Luther réagit vigoureusement contre ce risque de« subjectivisme » de la foi chrétienne et insiste, à cette occasion, sur les aspects « objectifs » ou « extérieurs » de la foi comme on peut le voir dans Luther. Introduction à une réflexion théologique. Il y a donc chez Luther, dans un premier temps, un élan mystique puis une réaction anti-mystique au nom des mêmes principes fondamentaux, une sorte de balancement entre proximité et rejet de la mystique.
Qu'en est-il de la position du principal réformateur français Jean Calvin (1509-1564) par rapport à la mystique ? On peut synthétiser son positionnement en deux points essentiels :
Calvin a développé une théologie du Saint Esprit, ce qui lui a permis de valoriser l'intériorisation de l'événement du salut. Calvin n'hésite pas à parler « d'union mystique » du croyant avec le Christ par l'Esprit
D'autre part, Calvin, toujours grâce à sa théologie de l'Esprit, insiste davantage que Luther sur la sanctification[5] . Il inscrit donc la démarche croyante dans un processus de mûrissement intérieur, de croissance spirituelle qui demande du temps. « Cette restauration, écrit Calvin, ne s'accomplit point en une minute de temps, ni en un jour, ni en un an [...] En disant que Dieu nous restaure à son image, nous ne nions pas qu'il ne le fasse par accroissement continuel ». Cette conception ouvre la voie à des méthodes spirituelles, qui aident le croyant à grandir dans son expérience de la réception de l'Amour de Dieu dans sa vie.