Un dernier jalon de cette rencontre entre protestantisme et mystique est Gerhard Tersteegen (1697-1769)
Gerhard Tersteegen représente un autre univers spirituel plus proche de la simplicité évangélique et de la grande tradition mystique chrétienne. Il a marqué ses contemporains par l'adéquation forte entre son existence et son enseignement, sa foi et sa personne, sa pensée et son action. Il est né en 1697 à la frontière entre l'Allemagne et les Pays Bas dans une famille d'artisans relativement aisée pour lui permettre de faire de bonnes études dans lesquelles il excelle notamment dans l'apprentissage des langues (ce qui lui permettra de traduire des textes mystiques). Mais il se voit dans l'obligation financière de travailler jeune et deviendra tisserand. Il fait une expérience spirituelle forte, sous l'influence notamment de cercles piétistes, et décide de vivre une vie ascétique, en traduisant des textes de la tradition mystique catholique (notamment les écrits de Madame Guyon[1], qui l'ont fortement influencé) – tout en exerçant le métier de « rubanier ».
Il convient ici de s'arrêter sur un mot : celui de piétisme. Il s'agit d'un mouvement de rénovation, de réveil, de réforme des Églises protestantes. On date l'émergence du piétisme avec la publication, en 1676, des Pia desideria (ou Pieux désirs) de Philipp Jacob Spener (1635-1705) qui est un théologien luthérien originaire d'Alsace. Dans ce texte, il en appelle à un réveil des Églises luthériennes d'Allemagne par la mise en place d'assemblée d'édification mutuelle autour de la Bible communément appelé « groupe de prière ». Il s'agit donc d'un mouvement de recherche religieuse que l'on retrouve aussi chez les quakers, les méthodistes et tous ces mouvements particulièrement épris de morale, de rigueur et de piété ostentatoire. Le piétisme met en avant un christianisme vécu, une pratique spirituelle capable de transformer l'homme et de lui permettre de vivre sa foi dans son quotidien. Il met l'accent sur la rupture du fidèle avec son ancien mode de vie : on parle ouvertement d'une conversion entendue comme un chemin spirituel et personnel. Il insiste sur la lecture spirituelle de la Bible pour y chercher une Parole actuelle de Dieu qui s'adresse au cœur du croyant. Enfin, il y a dans le piétisme, une revalorisation du « sentiment » comme moyen de connaissance de Dieu. Le piétisme se caractérise ainsi par une importance d'une foi intérieure qui vivifie l'homme et lui donne les force d'un investissement social : celui de Spener va vers l'assistance publique, la création d'orphelinat et l'éducation des fidèles.
Le piétisme est donc un mouvement spirituel qui n'est pas forcément mystique mais qui a souvent intégré dans la piété protestante des éléments de la mystique médiévale (on lit beaucoup chez les piétistes l'Imitation de Jésus-Christ attribuée à Thomas a Kempis – fin XIVe/début XVe).
Un autre point sur lequel il faut revenir pour comprendre Tersteegen est l'influence de Mme Guyon ou Jeanne-Marie Bouvier de La Motte (1648-1717). Cette figure mystique catholique connue du XVIIe siècle propose une pratique de la prière, ou « oraison de repos », qui permet d'entrer dans le silence intérieur pour y « goûter la présence divine ». Elle propose également une mystique du renoncement radical à toute volonté propre pour un abandon total à la volonté divine. Les épreuves qu'endurent alors la personne dans ce cheminement permettent une purification progressive qui laisse place à l'action de Dieu. Certains protestants sont sensibles à ses écrits et c'est un pasteur exilé aux Pays-Bas, Pierre Poiret, qui édite l'ensemble de ses œuvres et s'en fait le propagandiste dans les milieux piétistes. Elle fait entrer dans le protestantisme tout un héritage de textes de la tradition mystique, notamment espagnole, peu connue jusque-là dans les milieux réformés.
Tersteegen est de ces protestants influencés par le piétisme et par Mme Guyon. Il va écrire notamment de nombreux poèmes où, dans des formules très courtes, il donne un condensé de son expérience mystique. Il fera aussi beaucoup d'accompagnement spirituel, et donnera des enseignements notamment celui de chercher Dieu par le silence intérieur comme l'indiquent les extraits des poèmes de Tersteegen.
La mystique de Tersteegen est donc très proche de celle de Madame Guyon, peut-être plus apaisée, sans les excès de cette dernière. On peut la qualifier d'ascétique, puisqu'elle est préparée par un retrait du monde, un silence extérieur qui facilite le silence intérieur, un rejet de la dispersion et dissipation extérieures qui permet une unification intérieure. Tersteegen parle très souvent de rentrer en soi-même, il préconise donc une démarche d'intériorisation, pour découvrir (par l'abandon progressif des sens, des sentiments, des idées) ce « fond » où Dieu « révèle sa présence ». Il développe ainsi des thèmes traditionnels de la tradition mystique : ce fond est semblable à l'« étincelle divine » en l'homme de Maître Eckhart ou de la « fine pointe de l'âme » de François de Sales.
Tersteegen, à la suite de Madame Guyon mais aussi de Luther, insiste sur ce caractère « passif » de la vie mystique et l'importance à laisser l'Esprit agir en soi. La mystique de Tersteegen est donc profondément biblique. Dans son traité « Instruction pour une juste compréhension et une bonne utilisation de l'Écriture » qui ouvre son Chemin de vérité, il propose une véritable méthode de lectio divina protestante. Dans ce traité, Tersteegen dégage cinq points principaux pour une juste compréhension de l'Écriture, cinq attitudes spirituelles qui permettent de recevoir ce qu'elle donne : la prière, la mise en pratique, le renoncement à soi, le recueillement et la souffrance. En plus de ces principes, Tersteegen donne aussi des conseils très concrets pour la pratique d'une « méditation chrétienne » ayant pour centre l'Écriture sainte. Il faut dès lors s'abstraire des occupations quotidiennes pour entrer dans le recueillement, pour y puiser la force de la mettre en pratique. Pour cela, il faut bien entendu laisser l'Esprit pénétrer son cœur. Le but principal de l'Écriture qui est donc de conduire au Christ mais Tersteegen ne confond donc pas l'Écriture avec la Parole de Dieu (comme le font les fondamentalistes) : l'Écriture renvoie au Christ, seule Parole de Dieu capable de donner la vie à l'homme. Enfin, Tersteegen termine son instruction en rappelant que chacun est une Écriture sainte par toute sa vie, un « Évangile vivant » comme le disait Madame Guyon.
En définitive, que retenir de ce parcours autour du protestantisme et de la mystique ?
Tout d'abord, l'existence d'un cheminement spirituel dès les origines de la Réformation. Dès Luther, savoir comment accéder à Dieu, quelle place lui donner, est au cœur du questionnement des protestantismes.
De fait, au sein de la Réforme de l'époque moderne, on trouve des éléments attestant d'une relation possible entre mystique et protestantisme. Certaines figures ici évoquées montrent les correspondances, les questionnements communs. On a vu aussi en particulier avec Tersteegen, la réalité d'une porosité entre catholicisme et protestantisme mystique.
Ont été évoqués quelques éléments enfin qui montrent la nécessité de penser la diversité du mysticisme protestant et l'importance aussi à penser celui-ci en fonction du moment dans lequel il s'épanouit. Cela permet en outre de comprendre les aléas de la mystique au sein des protestantismes : après avoir eu des affinités avec la pensée du premier des réformateurs elle a été progressivement été rejetée par d'autres théologiens qui se réclament de la Réforme.