Une écrivaine mystique ?
Si l'on reprend la définition de la mystique donnée en introduction, l'œuvre de Marie Noël y correspond parfaitement ; elle y témoigne d'une volonté parfois aboutie d'être habitée par Dieu. Poèmes et prose racontent l'expérience d'une oscillation constante entre des sentiments d'amour et de « silence », ressenti de la vacuité intérieure vécue comme un appel.
Comme tous les mystiques, ce qui leur vaudra souvent des ennuis, cette « connaissance » de Dieu se veut exclusivement émotionnelle. La raison, le savoir théologique, ne sont pas convoqués. À diverses reprises, Marie Noël insiste d'ailleurs sur sa méconnaissance de cette discipline, à laquelle elle prétend ne rien comprendre. En revanche, l'enfance tient une grande place dans l'œuvre. La foi magique, féérique même, éprouvée par la petite fille ignorante, l'émerveillement qu'elle a ressenti en écoutant la messe et en chantant lors des offices religieux, sont volontiers évoqués. La « naïveté » d'un sentiment religieux qui ne s'encombre pas du savoir des livres opère comme indice d'authenticité.
Dans la correspondance de Marie Noël, on apprend que cette émotivité extrême est ressentie dans sa chair, ce qui est également une caractéristique de l'expérience mystique, corporelle autant que mentale. On cite souvent Hildegarde de Bingen[1] qui écrivait au XIIe siècle : « Dieu n'habite pas dans les corps bien portant ». Le souffle divin caresse Marie Noël au sens propre du terme. Elle endure par ailleurs continuellement des maux psychiques et physiques. À ses amis, elle explique qu'elle souffre de vertiges, d'hypertension, de surmenage, de paresse, de langueur, d'épuisement (après de longues journées de méditation et de prières parfois), d'ébranlement nerveux, d'une sensibilité aiguisée qui la supplicie, d'angoisses, de sclérose du cristallin, de colibacille, de mélancolie dépressive, de surdité, de zona, d'aveuglement (les dernières années de sa vie, elle a complètement perdu la vue)... Il arrive que son hypersensibilité la prive de l'usage de ses jambes pendant de longs mois. Outre son séjour en hôpital psychiatrique en 1920, elle reste souvent alitée et part régulièrement à la campagne pour se reposer. Mais ce corps continuellement défaillant ne l'encombre pas. Au contraire, il est un élément fondamental de sonêtre au monde. Elle s'en explique dans une lettre à son confesseur, l'abbé Mugnier[2].
La sensibilité extrême qui marque profondément un corps souffrant, la valorisation de l'émotion et utilisation de l'écriture dans le cheminement spirituel sont autant de caractères qui placent Marie Noël dans la filiation des grands mystiques de la chrétienté, Thérèse d'Avila[3], François de Sales[4] ou encore Thérèse de Lisieux[5]. À l'occasion, elle s'inspire de Thérèse de Lisieux et des saints et martyrs de La Légende dorée[6]. Pourtant, elle refuse catégoriquement d'être assimilée à ces hommes et femmes. Dans ses Notes intimes, elle décrit avec humour les mystiques comme des « fous admirables qui se coupent les pieds pour se faire pousser des ailes » (p. 59). Dans sa correspondance, elle récuse fermement l'inspiration mystique de ses œuvres.[Doc. n°7 : L'émotion contre la raison théologique]
Dès lors, ce sont surtout ses lecteurs qui trouveront dans ses textes une dimension mystique. Son confesseur et mentor littéraire l'abbé Mugnier lui écrit le 15 août 1930 : « c'est peut-être le chef-d'œuvre de la poésie mystique que le Rosaire des Joies ». Depuis, toute une littérature, savante ou non, allant de la théologie à l'analyse littéraire, s'est attelée à décrire les spécificités d'une littérature qui s'inscrit pour une part dans la tradition de la littérature mystique la plus ancienne, et pour une autre, témoigne, dans un style plus contemporain, de l'âpreté du doute religieux, au risque parfois du dogme. Marie Noël est descendue « en Enfer » à plusieurs reprises et a fait de cette expérience le suc de son inspiration. De la sorte, elle fait voir le visage douloureux de la foi, non pas choix de confort, mais chemin de recherche constante pour des âmes inconsolées de ne pas être saintes. Certes, une telle littérature existait déjà, mais la nouveauté des Notes intimes est de ne pas provenir d'une religieuse, aspirant à la sainteté et avec laquelle il est difficile de s'identifier.