Le Conseil à la France désolée (1562)
Dix ans plus tard, en été 1563, Castellion fait parler de lui à Genève. Le Consistoire[1] fait en effet saisir un livre intitulé Conseil à la France désolée (au sens de « ruinée », « ravagée »). Publié sans nom d'auteur ni lieu d'édition, l'ouvrage est aussitôt attribué, à juste titre, à Castellion, qui réside alors à Bâle. Le Consistoire entreprend de faire condamner ce livre comme « méchant » (c'est-à-dire « mauvais ») et plein d'erreurs.
Dans sa Vie de Calvin, Théodore de Bèze[2] évoquera ce brûlot comme l'œuvre d'un ambitieux qui conseille tout simplement à chacun de croire ce qu'il voudra et qui ouvre ainsi la porte aux pires hérésies. Mais regardons plutôt le texte du Conseil à la France désolée.
Au moment où la France s'embrase (le massacre de Vassy[3] est encore tout récent), Castellion tente de calmer le jeu. Il procède comme un médecin avisé qui établit un diagnostic avant d'entreprendre de traiter la maladie. Car la France, observe-t-il, est malade : ses enfants s'entretuent, les chemins se couvrent de cadavres, les rivières rougissent de sang. Pour Castellion, la cause de cette maladie n'est autre que le « forcement des consciences » (on parlerait aujourd'hui de « contrainte des consciences »). Tous les partis, croyant peut-être bien faire, veulent contraindre les autres à se rallier à leur foi. Rares sont ceux qui, comme Castellion, restent au-dessus de la mêlée et qui reconnaissent par exemple à chaque groupe le nom qu'il se donne à soi-même : les catholiques d'un côté (et non pas les « papistes[4] »), les évangéliques de l'autre (et non pas les « huguenots[5] »).
C'est un décentrement que Castellion propose ici. La règle d'or (ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse) invite chacun à se mettre à la place d'autrui et à le créditer des sentiments qui l'habitent lui-même. Je suis convaincu de détenir la vérité ? Mais l'autre l'est aussi. L'humaniste lance ainsi cette belle injonction : « Apprenez de vos propres consciences à ne forcer celles d'autrui. »
En effet, poursuit Castellion, jamais Dieu ne commande de forcer la conscience d'autrui. Jamais les saints personnages de la Bible ne le font, et si l'on voulait tirer argument des violences de l'Ecriture pour faire triompher sa foi, on serait, écrit-il, comme l'ivrogne qui se réclamerait de l'exemple de Noé[6] ou le menteur qui invoquerait pour se justifier l'histoire de Jacob[7] . En bref, il n'y a pas trente-six solutions au problème de la violence religieuse : soit on convainc les autres par la force (mais c'est aussi impossible, selon une formule même de Castellion, que de tuer la pensée d'un homme au moyen d'une hallebarde : « Penser qu'une conscience puisse être persuadée par force, c'est aussi grande folie que de vouloir avec une épée ou une hallebarde tuer la pensée d'un homme »), soit on écrase tout le monde (mais la Chrétienté serait alors aussi chrétienne qu'un loup ressemble à une brebis), soit on se résout à « laisser les deux religions libres ».
Castellion est parfaitement conscient du problème qui se pose alors : on risque du coup de laisser le champ libre aux hérétiques. L'Eglise (qu'il s'agisse d'une instance catholique ou protestante) doit intervenir contre eux, c'est pour lui l'évidence, mais ses armes se limitent exclusivement à une riposte graduée qui va de l'admonestation à l'excommunication[8] . En d'autres termes : l'hérétique ne doit pas être mis à mort (cela même que Castellion avait déjà écrit dix ans plus tôt, au lendemain de l'exécution de Servet). Si ce hérétique n'use que de la parole, on ne doit le combattre par d'autres armes que par la parole... ce qui vaut mieux d'ailleurs, note-t-il avec malice, car on risque souvent de se tromper et de condamner le bon chrétien comme hérétique. Au cours de la première génération chrétienne, si l'on avait dû exécuter ceux qu'on jugeait hérétiques, Pierre aurait tué Paul et leurs disciples se seraient entrégorgés.
Castellion, s'il avait été écouté, aurait épargné à la France plus de trente ans de guerres civiles. Mais il était tout bonnement inaudible : impossible, en 1562, d'entendre le plaidoyer d'un intellectuel qui invitait à remettre en question les catégories de vérité et d'hérésie.
Peu d'échos, donc, au XVIe siècle. Ce n'est qu'à l'époque contemporaine (XIXe-XXe siècles) qu'on redécouvre la portée et l'intérêt du texte de Castellion, dont plusieurs éditions sont aujourd'hui disponibles. Loin d'avoir perdu de sa vigueur, le « méchant » petit livre de Castellion peut être considéré, avec le Commentaire philosophique de Pierre Bayle[9] (1686) et le Traité sur la tolérance de Voltaire[10] (1763), comme une étape importante dans l'histoire de la tolérance. Il n'est que de rappeler Bayle et Voltaire pour mesurer, rétrospectivement, ce que le combat contre le fanatisme religieux doit à Castellion.