L'affaire Servet : la voix inaudible de Castellion
Avant d'en venir à Castellion, il est ici nécessaire de s'arrêter sur l'épisode connu comme « l'affaire Servet ». Le 27 octobre 1553, on allume à Champel, tout près des murailles de Genève, le bûcher où Michel Servet[1] est exécuté. Le principal chef d'accusation est d'avoir fait imprimer des livres considérés comme blasphématoires contre la Trinité[3][2] , dont il parle comme d'« un diable et monstre à trois têtes ».
Michel Servet est un contemporain de Calvin. Originaire d'Espagne, c'est un savant, un humaniste, et également un médecin. Son plus grand succès commercial est d'ailleurs un livre sur la vertu des sirops thérapeutiques ! Servet, qu'insupporte l'Eglise de Rome, est attiré par la Réforme. Il approuve en effet le projet des réformateurs protestants qui consiste à chercher les vérités de la foi par l'Ecriture seule (sola Scriptura), et non en se fondant sur la tradition ecclésiastique. Mais il estime que ces réformateurs ne vont pas jusqu'au bout dans l'application de leurs principes en cela qu'ils préconisent le baptême des enfants nouveau-nés[4] (non mentionné dans le Nouveau Testament) et qu'ils défendent la Trinité (contre la lecture de certains textes du Nouveau Testament). En 1531, Servet publie un brûlot, son De Trinitatis erroribus (Les erreurs de la Trinité). Il veut en particulier en découdre avec Calvin et échange avec lui une correspondance parfois violente. Quand Calvin lui envoie par exemple son Institution de la religion chrétienne, Servet la lui retourne annotée, parfois de façon injurieuse. Or, le moindre des défauts de Calvin n'est pas sa susceptibilité : il va considérer Servet non seulement comme un hérétique mais comme un ennemi personnel.
Servet est arrêté à Vienne (en Dauphiné) par l'Inquisition[5] , mais il parvient à s'évader et se retrouve soudain à Genève en été 1553. Il est repéré, puis aussitôt arrêté. C'est en prison, dans des conditions particulièrement pénibles pour lui, qu'a lieu son premier contact avec Calvin. Ce dernier fait valoir au Conseil[6] la gravité des griefs retenus contre Servet. On sollicite également l'avis des Eglises sœurs, de Zurich et de Bâle, qui confirment la gravité des erreurs de Servet. Convaincu dès lors d'avoir affaire à un dangereux hérétique, le Conseil condamne Servet et le fait aussitôt exécuter. L'épisode est mineur dans la vie de Calvin, mais il a rapidement pris une importance capitale dans l'histoire de la tolérance.
Chaque société définit les limites du tolérable et de l'intolérable. L'exercice est périlleux ; surtout, comme le savent bien tous les étudiants en histoire, il n'est jamais définitif. Dans l'histoire européenne de la tolérance, la limite change dans de très larges mesures entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Toute la difficulté d'une approche historique consiste précisément à prendre la mesure de ces évolutions. La plupart de nos contemporains ont du mal à se représenter Servet comme un être dangereux, qu'il faudrait éliminer toutes affaires cessantes. Mais au XVIe siècle, qu'on soit à Genève ou ailleurs en Europe, l'homme apparaît aussi nuisible que le serait aujourd'hui un terroriste ou un violeur d'enfants. Parler de son exécution comme d'un crime serait donc appliquer au XVIe siècle des critères comme ceux qui président à la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : ni le langage ni la démarche ne seraient alors d'un historien.
Calvin, qui a instruit le procès, espère régler le cas Servet. Ce fut là, les historiens en conviennent après coup, une grave erreur tactique. Si Servet avait été simplement chassé de Genève après avoir reçu quelques coups de fouet, de deux choses l'une en effet : soit il aurait continué à vaticiner sans personne pour l'entendre, soit – cette seconde option est plus probable –il aurait été arrêté à nouveau par l'Inquisition et aurait été condamné à mort en France, en Espagne ou en Italie. Dans un cas comme dans l'autre, le nom de Servet serait aujourd'hui à peu près inconnu à Genève. Au jour où il pensait en finir avec l'affaire Servet, Calvin, en réalité, la faisait démarrer.
Aussitôt dispersées les cendres du bûcher, des voix s'élèvent en effet contre Calvin. La plus véhémente est sans conteste celle de Castellion, qui proteste contre le fait qu'on condamne un hérétique. Il écrit son texte « contre un libelle de Calvin » (par lequel ce dernier tentait de justifier sa sévérité). Précisons que le texte de Castellion est rédigé dans le courant de l'année 1554, mais qu'il ne sera publié qu'en 1612 en Hollande. Le document dont nous parlons ici n'a donc pu avoir aucune incidence sur l'évolution des esprits au XVIe siècle.
Castellion ne se prononce pas sur le fond de la théologie de Servet (qu'il ne semble pas spécialement apprécier), mais il dénonce Calvin. En faisant tuer Servet, le réformateur de Genève a attiré sur le martyr l'attention du monde entier : ses livres étaient quasiment inconnus, mais « maintenant que tu as brûlé l'homme avec ses livres, tout le monde a l'ardent désir de les lire... ». Castellion a ces mots particulièrement percutants contre ceux qui ont condamné Servet : « Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme. »
En d'autres termes, Castellion renonce à se battre sur le terrain de la doctrine : peu importe, à la vérité, que Servet ait tort ou qu'il ait raison. Mais s'il a tort, c'est avec des arguments qu'il s'agit de le combattre, non par la contrainte physique. Si un malfaiteur met en péril l'ordre public en volant ou en tuant, l'Etat a pour tâche d'intervenir contre lui, au besoin en le mettant à mort. Mais si un hérétique se contente de publier des textes, ce n'est que par la publication d'autres textes qu'il doit être réfuté, le cas échéant réduit au silence.