De Castellion à Bayle et à Voltaire
Un siècle plus tard, dans le contexte de la révocation de l'édit de Nantes[1] , les protestants du royaume de France n'ont plus le droit de célébrer leur culte, ni même de s'afficher comme tels, et sont réduits soit à l'abjuration[2] , soit à la clandestinité (c'est le parti que choisissent certains, dans des régions rurales comme les Cévennes), soit à l'exil. Mais ils doivent alors braver les interdictions et risquent de se faire arrêter en route. Plus de 200 000 huguenots sont jetés sur les routes de l'Europe ; ils gagnent les Provinces-Unies, l'Angleterre (et, de là, le Nouveau Monde), la Suisse, la Prusse et le Brandebourg où certains de leurs coreligionnaires les avaient précédés du fait d'une situation de plus en plus dure.
Malgré l'édit de Nantes, qui avait tenté de mettre en place la coexistence de deux religions dans un même espace politique, les mentalités ne permettent pas encore la tolérance à long terme d'une autre religion, laquelle est systématiquement considérée comme hérétique, partant objet d'une lutte idéologique ou même politique.
Or, en France, les partisans de la Réforme sont de plus en plus perçus comme des hérétiques qui font surtout preuve d'un incompréhensible entêtement. Ce qui les distingue du catholicisme romain est minimisé, au point que la propagande catholique tend à en faire de simples schismatiques ou des gens qu'il s'agit simplement de ramener à l'ordre d'un point de vue disciplinaire. On va donc pouvoir user contre eux d'un principe qu'Augustin[3] , au Ve siècle, avait déjà préconisé contre les donatistes[4] : le principe du compelle intrare (« force-les d'entrer »). C'est exactement ce que fait Louis XIV en 1685 : considérant que l'édit de Nantes n'a plus de raison d'être, il le révoque et interdit la religion dans tout le royaume. Les pasteurs doivent soit abjurer, soit quitter le royaume immédiatement.
Pierre Bayle, protestant, fils de pasteur, voit son frère mourir dans la tourmente de la Révocation. Il est l'un des nombreux réfugiés des années 1680 et s'établit dans les Provinces-Unies en 1681. Il est un très grand esprit, mais il reste insaisissable, comme s'il avait choisi (ou dû choisir) des stratégies de dissimulation.
Il est l'auteur d'un grand Dictionnaire, qui préfigure l'Encyclopédie du siècle suivant. Mais l'ouvrage qui permet d'établir un lien avec la problématique de la violence religieuse est son Commentaire philosophique sur Luc 14,23, publié sous un pseudonyme en 1686. Commentaire qu'il appelle philosophique (et non théologique ou exégétique) en cela qu'il ne prétend jamais vouloir dire comment interpréter le verset incriminé, mais seulement comment il ne faut pas l'interpréter. Il met une herméneutique serrée au service de la tolérance. Pour Bayle (nous empruntons ici une formule à Jean-Michel Gros), l'intolérance « n'est pas la réponse à un désordre, elle est le désordre ».
Bayle tente une herméneutique rationnelle. Prenons une interprétation donnée de l'Ecriture. Elle peut être vraie, mais elle peut aussi être fausse. Il est donc nécessaire de disposer d'un critère qui permette de distinguer le vrai du faux. Si ce critère était lié à une institution particulière, comme l'Eglise catholique romaine, ce serait ce qu'on appelle un argument d'autorité, lequel ne convainc que ceux qui reconnaissent cette autorité. Or, rien ne prouve que l'Eglise ne se trompe jamais. C'est ainsi que, pour Bayle, le véritable critère permettant d'affirmer la vérité d'une interprétation est à chercher dans une réalité supérieure aux instances humaines. Cette réalité, que tous doivent admettre quel que soit leur horizon culturel ou religieux, ne peut être que la raison (ou ce qu'il appelle aussi la « lumière naturelle de l'esprit »). Ainsi, s'il était par hypothèse légitime de condamner la religion réformée (le protestantisme) au titre qu'elle est une innovation, il serait toujours légitime de condamner une innovation religieuse, quelle qu'elle soit... et l'on donnerait raison aux empereurs romains qui persécutaient le christianisme naissant, puisque c'était une religion nouvelle. En outre, l'empereur de Chine (un personnage fictif que Bayle se plaît à mettre en scène) devrait logiquement persécuter les missionnaires catholiques, car ils apportent là encore en Chine une religion nouvelle. Bayle plaide donc pour un décentrement et exhorte chacun à tenir un raisonnement qui soit valide indépendamment de tel ou tel contexte culturel.
Bayle ne plaide pas pour l'égalité fondamentale des croyances, qui se vaudraient toutes. Certaines croyances sont, pour lui, indiscutablement mauvaises et il s'agit de les dénoncer. Mais son propos n'est pas là. Il plaide pour le droit à la « conscience errante », c'est-à-dire à la conscience qui se trompe. Elle ne peut être rectifiée que par la raison, jamais par la violence. Cohérent jusqu'au bout, Bayle serait prêt à accorder aux mahométans (comme il appelle les musulmans) le droit d'envoyer des missionnaires en France. Quitte à ce que les jésuites ou les pasteurs leur démontrent, sans aucune coercition, que leur religion est fausse.
Il n'est pas possible de tracer ici toute l'histoire de la tolérance dans l'Occident moderne (il faudrait aussi se tourner vers l'Angleterre et vers l'Allemagne, notamment). Mais il faut tout de même mentionner, pour conclure, Voltaire, qui intervient dans le débat public à la faveur d'une erreur judiciaire, l'affaire dite Calas[5] . En 1761, un sexagénaire huguenot est accusé à Toulouse d'avoir assassiné son propre fils, lequel (semble-t-il) était sur le point d'abjurer sa religion pour devenir catholique. L'homme clame son innocence, même sous la torture. Il est néanmoins condamné puis exécuté. Certains ont le sentiment que l'homme n'a pas été condamné parce qu'il est infanticide, mais parce qu'il est huguenot. C'est précisément « l'affaire Calas ».
Voltaire, appelé à la rescousse, intervient et contribue au retournement de l'opinion publique, au point que le jugement sera cassé et que Calas sera innocenté à titre posthume. Il publie en 1763 un Traité sur la tolérance, dans lequel il analyse toute l'affaire de Toulouse et où il plaide pour l'acceptation sereine de la différence religieuse. Il faut se montrer indulgent, réclame-t-il, même envers ceux qui veulent croire des sottises. Le droit naturel exige que l'on respecte la règle d'or et que nous renoncions donc à nous entretuer pour des questions de doctrine [Document n°4 : VOLTAIRE, Traité sur la tolérance]
On voit donc que le plaidoyer de Castellion contre la violence pour cause de religion trouve des échos chez Bayle, puis chez Voltaire. Mais, du XVIe au XVIIIe siècle, la route est longue. On constate que si Castellion n'a tout simplement pas pu faire valoir ses idées (son Conseil à la France désolée a été détruit) et que Pierre Bayle a dû s'exiler de son pays, Voltaire a pu en revanche exercer son influence sur l'opinion publique. Les convictions fondamentales de ceux qui préconisaient la tolérance étaient à peu près les mêmes, mais les temps avaient changé, qui permettaient désormais à ces convictions de s'exprimer publiquement et d'exercer un impact direct sur la société.