Le « figurisme » comme réduction de la religion des autres à sa propre religion.
A l'époque moderne et plus précisément au XVIIe siècle, dans nombre de travaux érudits, on rencontre une herméneutique générale visant à dépouiller les peuples non chrétiens de la profondeur de leur sagesse. Le très savant évêque Pierre-Daniel Huet[1] notamment, dans sa Demonstratioevangelica de 1679, cherche et trouve des figures de Moïse dans l'ensemble des paganismes anciens, de l'Egypte à l'Inde. Mais ce type d'herméneutique semble avoir pris surtout un essor remarquable chez les missionnaires jésuites désireux d'accommodation, en Chine d'abord, et aussi aux Amériques.
Aux alentours de 1730 dans le milieu des savants européens qui réfléchissent sur les sagesses lointaines (étrangères au christianisme), on commence à parler explicitement des « figuristes », dans ce sens élargi. Il ne s'agit pas d'une école d'exégèse précisément localisable, mais de quelques jésuites qui recherchent depuis quelques temps déjà, dans les textes classiques de cultures lointaines (et en particulier en Chine, dans le I-ching[2] ), des traces de données bibliques. Dans une lettre envoyée à l'abbé Bignon en 1704, le Père Bouvet[3] écrivait : « Il n'y a aucun mystère dans la religion chrétienne, aucun dogme dans notre Théologie, aucune maxime dans la sainteté de notre Morale qui ne soit exprimée dans ces livres [le canon chinois] avec une clarté surprenante, en une infinité de manières également ingénieuse et sublime et pour l'ordinaire sous les mêmes figures et symboles que dans les divines écritures. » Le Père Joseph–Henri de Prémare[4] apparaît comme le « figuriste » le plus important il repère entre autres les traces suivantes d'éléments bibliques dans les classiques chinois : l'histoire de la chute des anges, la chute de l'homme, la rédemption, l'idée de Ciel, le rachat par un Sauveur, et même l'immaculée conception dont il dit : « Dans les anciens livres chinois rien ne se rencontre plus fréquemment qu'une femme vierge et Mère en même temps, vierge-mère honorée comme aujourd'hui par les Chinois ».
Les Jésuites auraient donc cette supériorité sur les lettrés confucéens, qu'ils comprennent le vrai sens des merveilles dont ces lettrés sont pourtant nourris. Cette prétention, d'ailleurs, remonte à Matteo Ricci[5] qui déjà connaissait, mieux que les Chinois, le sens réel du Ciel auquel ils adressent des sacrifices. Les Jésuites peuvent donc traduire Dieu (Deus) en Ciel (chinois Tienciù dans la transcription de Ricci). Ce Ciel auquel l'Empereur adresse des sacrifices devient un support providentiel d'exégèse apologétique et Ricci lui consacre un livre entier, en chinois : Le sens réel de Seigneur du Ciel. Les Chinois sont prédestinés à recevoir la Révélation chrétienne.
La conséquence fatale de ce postulat universaliste, c'est, au niveau de la religion, l'évidence d'un mécanisme analogue à ce que Roland Barthes appellera « vol de langage ». La religion des autres, fondamentalement, serait réductible à la sienne. Il n'y a plus place, sinon scandaleuse, pour de la différence.