La « figure » (présage prophétique), entre lumière naturelle et imitation diabolique
Il semble raisonnable de se demander comment l'idée d'un tel double scénario, donnant tour à tour le rôle de protagoniste à Dieu et au Diable, a pu se former au sein du christianisme (je laisse de côté l'islam, par manque d'expertise). La réponse à cette question se trouve dans le regard porté par les chrétiens sur les juifs, un regard éminemment ambivalent. Au tout début, cela se passe dans les Evangiles, avant même le partage des eaux entre christianisme et judaïsme.Il s'agit d'un regard sur le passé d'Israël, un regard conditionné par la recherche des prophéties annonçant le Messie. Les paroles des prophètes de la Bible hébraïque sont interprétées, par Jésus et par ses disciples, comme des annonces cryptées de Jésus lui-même.
En langage historien, on dira que la grande majorité du « peuple juif », contrairement à la petite minorité des « sectateurs du Christ », refuse d'interpréter ces prophéties comme annonçant Jésus et sa passion. C'est l'une des raisons pour lesquelles les chrétiens (la plupart d'entre eux) décident de quitter la Loi et d'ouvrir leur Eglise aux Gentils[1].
Ces annonces prophétiques, chez les chrétiens, vont bientôt prendre un nom latin, celui de figura, « figure ». C'est chose faite avec Tertullien. Adam est devenu une figure de Jésus (De l'âme, 43), comme Eve est une figure de Marie : il s'agit là de ce qu'Erich Auerbach, dans son petit livre sur Figura, appellera une « prophétie réelle », une figure inscrite dans l'histoire, un signe qui présage l'avenir. Cette figure prophétique demande à être accomplie, remplie, confirmée (en latin : figuramimplere, ou confirmare). Il ne s'agit pas simplement d'une image, d'un reflet, voire d'une ombre, mais bien d'une chose en soi, qu'il convient de comprendre (d'abord, avant son accomplissement) littéralement. La figure est plus qu'un fait de langage, plus qu'une simple image allégorique. C'est une réalité contingente, à la fois historique et allégorique. Augustin développe une véritable théorie de la figuration. Avec lui l'ensemble de l'Ancien Testament devient l'objet d'une interprétation figurative : « Tout ce que nous lisons dans les Saintes Ecritures, avant la venue de Notre-Seigneur, n'a été écrit que pour mettre en lumière son avènement et prédire l'Eglise, qui n'est que le peuple de Dieu répandu parmi toutes les nations et formant le corps de Jésus-Christ ».
Telle qu'elle est racontée dans la Bible hébraïque, l'histoire du peuple d'Israël est considérée comme un soubassement habité par des présages. On aurait donc affaire à des signes, dans le passé d'Israël, renvoyant à un futur qui ne sera réalisé qu'avec Jésus.Il s'agirait effectivement d'une histoire providentielle, guidée par un Dieu éternel qui échappe au temps, et où par conséquent des allusions au futur peuvent sans problème se glisser dans les évènements du passé. Il y a accord entre la synchronie divine et la diachronie historique.
Ce paradoxe d'une imitation du futur par le passé est étroitement solidaire du paradoxe que représente la coïncidence entre « révélation naturelle » et « imitation diabolique ». Le présage figuré ressemble en effet à s'y méprendre à ce qui est présenté, par Justin Martyr, sous les espèces de cette doctrine fondamentalement négative qu'est celle de l'imitatiodiabolica. Le diable, qui est au courant (au moins en partie) des intentions divines, peut susciter des faux-semblants, des images trompeuses de la vérité, au mépris de la chronologie : Socrate[2] était là avant que Jésus ne naisse, et cela rend le message chrétien beaucoup moins original.Cette explication des ressemblances par l' « imitation diabolique » accompagne chez Justin autre explication, d'inspiration stoïcienne, qui veut que toute intelligence humaine, chrétienne ou païenne, partage des semences de raison (des logoispermatikoi).
On pourrait donc, d'un point de vue purement théorique, penser que certains ont pu croire que le diable est aussi à l'origine des figures vétéro-testamentaires. Mais cela, qui relèverait au mieux d'une pensée hérétique de type gnostique, aucun Père de l'Eglise[3] ne l'a imaginé. Pour la simple et unique raison que le « peuple d'Israël », dans la tradition catholique, est bel et bien le « peuple élu », celui dont est issu le Christ. Les juifs, descendants de ce peuple, sont certes abhorrés comme assassins du Christ (surtout depuis Jean[4] Chrysostome[4] ). Mais ces êtres de plus en plus considérés comme vils sont néanmoins témoins, et précieux gardiens, des prophéties.
Les juifs inaugurent ainsi ce qui va devenir le paradoxe fondamental du regard chrétien sur l'ensemble des autres religions. Les autres religions sont fausses, voire diaboliques, mais susceptibles tout aussi bien de véhiculer des traces, des ombres, des fragments de vérité. Il s'agit là, comme on le sait trop bien, d'un leitmotiv qui traverse l'histoire du christianisme.Cette pratique chrétienne de la lecture figurée a vu son application étendue en dehors de la Bible hébraïque.