Les réactions de l'Église face à l'émancipation des femmes depuis le XXe siècle
À partir de la fin du XIXe siècle, dans les pays industrialisés régis par un régime libéral parlementaire, la condition subalterne des femmes est remise en question. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène : 1° l'accès croissant des femmes à l'éducation et au travail salarié qui leur donnent une place de partenaire dans l'économie familiale et nationale et, évolution corolaire ; 2° le développement des mouvements féministes. Dès la fin du XIXe siècle, une théologie féminine et ou féministe se développe. Elle se livre à une réinterprétation de la Bible pour en proposer de nouvelles lectures en interrogeant la place des femmes dans la hiérarchie ecclésiastique.
Jusqu'à une certaine mesure, ces changements sont enregistrés et approuvés par le magistère de l'Église catholique , ce qu'explicite la constitution dogmatique[2] Gaudium et spes (1965). L'héritage misogyne de la tradition catholique attaché à la figure de l'Ève pècheresse est délaissé au profit de la valorisation des femmes. Il ne s'agit toutefois pas d'adhérer à l'idée selon laquelle hommes et femmes sont égaux. Les « aptitudes propres » des femmes sont alléguées pour prôner la complémentarité entre les sexes et l' « égalité dans la différence ». Vocation et mission des femmes sont circonscrites dans un champ spécifique. Dans la lettre apostolique[3] Mulieris dignitatem de 1988, Jean-Paul II énumère les missions et vocations de « la » femme : la maternité et la virginité. Pour ces raisons, il réitère l'interdiction pour elle d'être admise au sacerdoce. L'argument appartient au mouvement de pensée différentialiste, lequel considère les individus selon leurs différences de nature en fonction de leur sexe, « races », cultures, etc.
Dans les années 1990, la défense et la diffusion de la thèse différentialiste des sexes par le Saint-Siège se font beaucoup plus énergiques et sont revêtues d'un enjeu politique. Le magistère de l'Église catholique s'emploie en effet à la soutenir auprès des instances politiques internationales. Trois facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette évolution :
La chute du mur de Berlin en 1989 et du bloc de l'Est a pour conséquence un redéploiement des équilibres internationaux. Cette reconfiguration permet aux organisations religieuses de peser sur les États et les instances internationales d'une manière plus soutenue. D'autant que Jean-Paul II inaugure une stratégie d'implication dans les relations internationales qui se manifeste notamment par une politique de présence et de voyages.
Dans la plupart des pays industrialisés, on assiste depuis les années 1970 à une transformation « radicale et irréversible », pour reprendre les mots de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, de la famille (remise en question du caractère sacré du mariage hétérosexuel, de la filiation par le sang et de la contrainte de la reproduction pour les femmes, croissance du nombre de familles recomposées). De nombreux États entérinent ces changements et leur donnent un cadre légal. Dans ces années-là émerge la question des familles homoparentales, qui aboutira en France, dans un premier temps, au Pacte civil de solidarité (1999). Les Pays-Bas légalisent le mariage homosexuel en 2001.
L'institutionnalisation dans les universités, aux États-Unis pour commencer, des études de genre. Celles-ci consistent à « dénaturaliser » les différences entre hommes
Les conférences internationales des Nations unies sont des lieux où la question de l'égalité entre hommes et femmes dans le droit civil et les droits dits « procréatifs » est débattue depuis la Deuxième Guerre mondiale. La Conférence internationale du Caire sur la population et le développement organisée par les Nations unies en septembre 1994 mobilise tout particulièrement le Pape. Allié à certains représentants de l'islam, le Saint-Siège parvient à imprimer certaines réserves dans le texte du Plan d'action. Il s'oppose notamment à ce que l'IVG soit considérée comme un moyen de contraception, ainsi qu'à toute expression pouvant apparaître comme un encouragement à la législation sur l'avortement. Quelques mois plus tard, la Quatrième conférence mondiale sur les femmes tenue à Pékin sous l'égide de l'ONU est l'occasion de débats sémantiques vigoureux pour déterminer s'il convient de privilégier le terme « équité» à celui d' « égalité » entre les sexes pour qualifier les droits dans les domaines de la santé, de l'éducation, de l'économie et du politique.
Ces prises de position s'accompagnent de toute une production théologique. Il s'agit de créer des arguments de poids contre ce que certains théologiens appellent soit « l'idéologie du genre » soit « la théorie du genre ». Ce qu'ils condamnent ce sont en fait « les études de genre », discipline où dialoguent et se confrontent des chercheurs qui élaborent, expérimentent et interrogent des méthodes très diverses – certainement pas consensuelles – pour appréhender les relations de genre.
La contre-attaque la plus importante est sans aucun doute le Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques (2005), ouvrage de plus de mille pages, piloté par le Conseil pontifical pour la famille, paru en italien puis, deux ans plus tard, en français, puis en anglais et dans d'autres langues. Contre le « féminisme radical », les théologiens qui participent à la publication affirment les identités féminine et masculine en insistant à la fois sur ce qui est considéré comme prescrit dans les Écritures et la nature humaine, soit l'anatomie. En 2011, le pape Benoît XVI[4] prononce un discours devant le Bundestag qui réaffirme l'impératif catégorique que constitue la « nature ». Dans cette perspective, respecter la nature, c'est, pour les femmes, refuser toute contraception qui n'est pas « naturelle » (seule la continence est acceptée) et se concentrer sur ses missions et vocations strictement féminines, lesquelles excluent irrémédiablement l'ordination à la prêtrise. Pour les hommes et les femmes, c'est aussi de ne pas transgresser les déterminations biologiques imposées par leur corps, soit changer de sexe ou avoir des relations homosexuelles.
La mobilisation sur les « questions de genre » s'est répandue ces dernières années dans toute l'Europe. Elle s'est exprimée par des manifestations, des campagnes de presse, et des conférences. Elle a essentiellement rassemblé les militants autour d'une lutte contre le mariage homosexuel (et l'adoption homoparentale) et contre les tentatives de l'enseignement public d'initier un apprentissage scolaire qui interroge les différences hommes/femmes, filles/garçons et qui combat les stéréotypes de genre. La force mobilisatrice de ces deux causes s'explique notamment par le fait qu'elles s'appuient sur la peur de l'anomie sociale, familiale et sexuelle. Bien que parmi les manifestants se trouvent beaucoup de catholiques, les initiatives ne sont pas forcément le fait des autorités ecclésiastiques. Certaines parmi elles sont cependant parvenues à rassembler beaucoup d'associations et individus, à tel point qu'on pourrait lire le succès de ces mobilisations comme le triomphe d'une Église gardienne de valeurs héritées.
À y regarder de plus près, c'est-à-dire en lisant et écoutant les discours d'hommes et de femmes qui se disent catholiques et qui s'expriment hors de ces manifestation publiques, l'adhésion des croyants au discours « anti-genre » est cependant loin d'être absolue. Ce constat nous invite à nous interroger sur les enjeux que recèle la question pour les autorités ecclésiastiques en termes de risques et opportunités.
Cohésion et communauté. Dans les débats sur les questions éthiques, les catholiques – comme les fidèles d'autres confessions d'ailleurs – sont invités à titre d'experts. Sur ces questions, ils parviennent le plus souvent à présenter un discours cohérent et argumenté qui peut avoir un pouvoir d'identification pour les croyants. Dès lors, les combats « anti-genre » pourraient être agrégateurs pour « la » communauté catholique grâce aux effets conjugués d'un ennemi et d'une cause communs. C'est oublier qu'il n'existe pas de communauté catholique. Les catholiques, s'ils partagent une foi commune, n'en demeurent pas moins pluriels. Tous ne cautionnent ni le discours du pape ni celui des « anti-genre ». Non seulement certains membres du clergé se sont désolidarisés des mobilisations, mais des catégories sociales, politiques, professionnelles et sexuelles ainsi que des groupes partageant des sensibilités religieuses spécifiques se sont montrés très critiques : les homosexuels, les théologiennes et les féministes catholiques, évidemment, mais aussi ce que l'historien Anthony Favier appelle les « silencieux de l'Église ». Parmi eux, les femmes, de plus en plus mal à l'aise face à l'interdiction qui leur est faite d'exercer des fonctions sacerdotales, et ce d'autant plus qu'elles constituent la grande majorité des permanents en pastorale[5] .
Les textes. Les théologiennes chrétiennes travaillent à interroger les traditions, pratiques et écritures. Elles réinterprètent les textes, les images et l'imaginaire afin d'y dénoncer les propos à dominante patriarcale, mais aussi montrer le rôle que, à l'origine du christianisme, les femmes ont tenu dans l'évangélisation. Beaucoup de ces intellectuelles ont pour objectif l'intégration des femmes au sein du clergé et des autorités religieuses. En fait, cette démarche est profondément subversive. Elle risque de saper les fondements sur lesquels le Saint-Siège fonde son argumentation : la logique de la continuité et de la tradition. En outre, pour ce qui est du dimorphisme sexuel dans la liturgie, ce discours est en contradiction fondamentale avec le principe de participation des fidèles laïcs, quel que soit leur sexe, à la liturgie, principe valorisé par le concile Vatican II.
Le rapport avec les autres religions. De part et d'autre, les débats sont nourris par les influences des autres religions. Les théologiennes catholiques s'inspirent beaucoup des féministes protestantes, essentiellement américaines. A contrario, le Saint-Siège est sensible à la position irréductible des orthodoxes sur la question du sacerdoce féminin. Or, l'un des grands enjeux diplomatiques du Saint-Siège est, ces dernières années, le rapprochement avec cette Église.