Femmes et religions : portraits, organisations, débats

Face au discours dominant au XIXe siècle : un exemple de critique

Sans trop forcer le trait, on peut dire que jusqu'au XIXe siècle, au sein de l'ensemble des traditions chrétiennes (orthodoxie[1] , catholicisme romain[2] , protestantisme[3] ), c'est une position de type patriarcal[4] qui domine les mentalités : selon une répartition des rôles qu'on estime fondée par l'Ecriture, et donc voulue par Dieu lui-même, on attribue à l'homme les responsabilités politiques et ecclésiastiques, à la femme le soin du foyer domestique. Encore une fois, il sera facile d'énumérer de nombreuses exceptions, mais ce n'est précisément qu'en tant qu'exceptions qu'on fait valoir des destins de femmes qui sortent de ce cadre général. La prédication qu'un pasteur de Boston tient en 1837 (qui n'est cité qu'à titre d'exemple et non en vertu de l'importance particulière qu'il aurait) est à cet égard représentative de l'opinion commune : aux hommes principalement les affaires extérieures (vie professionnelle, engagement militaire et politique, action sociale, responsabilités ecclésiastiques etc.), aux femmes principalement les affaire intérieures (gestion du ménage, éducation des enfants, soins etc.). La femme a son rôle à jouer dans la construction du bonheur de la société, mais essentiellement au travers de l'ordre qu'elle fait régner dans son foyer. Il ne lui appartient pas, en conséquence, d'exercer des responsabilités publiques. En attribuant à la volonté de Dieu lui-même une telle répartition des rôles, un pasteur comme cet homme de Boston fait de la condition traditionnelle de la femme un donné immuable de l'histoire et peut accuser les femmes contestataires de se rebeller contre l'ordre de la nature et contre Dieu lui-même. Dans cette optique, il considère comme parfaitement normal que la femme, quand elle est engagée professionnellement, par exemple comme marchande, comme infirmière ou comme institutrice, gagne moins que l'homme

C'est précisément ce discours dominant qui va faire l'objet de critiques de plus en plus vives et de mieux en mieux entendues au cours des XIXe et XXe siècles. Faute de pouvoir présenter une synthèse des combats pour l'égalité des sexes sur le terrain du christianisme, on propose ici de concentrer son attention sur le texte qui, probablement le premier, fonde l'exigence d'égalité par une argumentation biblique. Ce texte est dû à une femme encore peu connue en dehors des spécialistes du féminisme anglo-saxon, Sarah Grimké[5] (1792-1873), née à Charleston (Caroline du Sud) et issue d'un milieu épiscopalien[6] , qui a mené dans les années 1830 un double combat : pour l'abolition de l'esclavage aux Etats-Unis d'une part, pour l'égalité des sexes de l'autre. Sous forme d'une quinzaine de lettres, parues d'abord en 1837 dans un hebdomadaire d'opinion puis l'année suivante sous forme de livre (Letters on the Equality of the Sexes, Boston, 1838), Grimké revendique une totale égalité des droits et des devoirs entre femmes et hommes : ils ont été créés égaux et, malgré la chute[7] et leur déchéance, sont demeurés égaux. En conséquence de quoi, les femmes doivent pouvoir comme les hommes bénéficier de l'accès aux écoles supérieures (les universités leur sont généralement fermées en Occident jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle), et pouvoir exercer toutes fonctions et toutes les professions, y compris celle de pasteur[8] . Pour un travail égal, les femmes doivent recevoir le même salaire que les hommes. Grimké dénonce la domination que l'homme a universellement exercée sur la femme, dans à peu près toutes les cultures et dans toutes les religions. Et pourtant, observe-t-elle en avançant quelques exemples au fil de ses pages, la femme n'est pas moins intelligente, moins forte, moins courageuse que l'homme. En un mot, elle n'a pas démérité.

Le contexte du combat de Grimké est particulier : en 1837, elle donne en Nouvelle-Angleterre (Massachussetts et Connecticut) toute une série de conférences contre l'esclavage, allant de bourgade en bourgade et parlant souvent dans les églises presbytériennes (c'est souvent le seul lieu public qui soit à disposition). Or, elle se fait rabrouer par des pasteurs qui lui rappellent sans ménagement que les femmes doivent précisément « se taire dans les églises » (selon un passage du Nouveau Testament : 1 Corinthiens, 11, 34). Grimké prend alors conscience que les arguments – bibliques en premier lieu – par lesquels elle défendait l'égalité du « noir » par rapport au « blanc » valent aussi pour défendre l'égalité de la femme par rapport à l'homme, et qu'elle n'a à procéder qu'à de minimes ajustements dans son propos pour passer de la défense du « noir » opprimé à celle de la femme disqualifiée.

Grimké fait preuve, face à des traditions exégétiques solidement établies, d'une liberté de pensée peu commune au temps où elle écrit : elle déclare qu'aucun obstacle ne l'arrêtera dans la quête de la vérité. Les traditions d'interprétation, évidemment postérieures à la Bible, ne doivent pas être considérées comme ayant autant d'autorité que la Bible elle-même. Et ce n'est pas, avance-t-elle, parce qu'on a répété que la Bible faisait de l'homme une créature supérieure à la femme que pareille argumentation serait au-dessus de tout soupçon. Bien au contraire, Grimké entreprend de démontrer la faiblesse inhérente à cette tradition d'interprétation, et de montrer que si, dans tel passage biblique, l'homme apparaît effectivement supérieur à la femme, il ne faut y voir que l'expression d'un contexte culturel, donc susceptible d'évoluer, et en aucun cas la volonté même de Dieu.

Il y a plus. Si les traditions d'interprétation sont postérieures à la Bible et qu'elles ne jouissent pas, comme elle, de l'inspiration[9] divine, il en va de même, pour Grimké, des traductions elles-mêmes. Sans avoir pu elle-même apprendre de manière approfondie l'hébreu et le grec (ce qu'elle aurait souhaité), Grimké a rencontré des pasteurs qui lui ont enseigné quelques rudiments des langues bibliques. Cela lui permet de repérer des erreurs de traduction dans la Bible anglaise qui fait autorité depuis 1611 et qu'on lit alors à peu près dans toutes les Eglises anglophones issues du protestantisme, la Bible de Jacques Ier[10] . Grimké observe ainsi, avec un bon sens que les philologues ne peuvent que lui reconnaître, que, dans le Nouveau Testament[11] , le terme grec diakonos (serviteur, servante), même s'il est épicène[12] , est traduit différemment selon qu'il désigne un homme (on a alors la traduction minister, qui signifie aussi pasteur en anglais), ou une femme (on parle alors de servant, qui renvoie à une catégorie socialement inférieure).

Mais là où Grimké fait preuve encore davantage d'innovation, c'est quand elle tente de faire comprendre que les rôles que telle ou telle société attribue aux hommes et aux femmes n'ont souvent que peu, sinon rien, à voir avec des considérations biologiques. L'homme est certes souvent plus fort, du point de vue musculaire, que la femme... et Grimké se déclare prête à lui reconnaître, sur ce point-là, la supériorité qu'il revendique. Mais du point de vue de l'âme, de l'intelligence ou des vertus, rien ne permet de distinguer une femme d'un homme. Sans en avoir encore les moyens conceptuels, lesquels ne seront élaborés que dans la seconde moitié du XXe siècle en Occident, Grimké introduit ainsi la distinction entre le sexe en tant que donné biologique (en vertu duquel la femme porte les enfants ou les allaite, par exemple), et le genre, en tant que construction sociale (en vertu de laquelle une société impose ou refuse qu'une femme occupe telle ou telle fonction). Ainsi, confiner la femme aux tâches du foyer domestique, même si on trouve dans la Bible des exemples de femmes maîtresses de maison, c'est lui imposer une vision qui n'a rien à voir, selon Grimké, avec la volonté de Dieu, mais qui ne dépend que de l'opinion commune dans telle ou telle société. Plus d'un siècle avant Simone de Beauvoir[13] en France, Grimké aurait été prête à dire « on ne naît pas femme, on le devient », étant entendu que « femme » s'entend ici au sens de la construction générique.

  1. Orthodoxie

    Famille du christianisme qui rassemble les Églises d'Orient (Grèce, Balkans, Russie etc.). Les orthodoxes ne reconnaissent pas l'autorité du pape et sont organisés selon un certain nombre d'instances autonomes les unes des autres.

  2. Catholicisme romain

    Famille principale du christianisme occidental, dont le nom signifie « universel » et à la tête de laquelle se trouve l'institution pontificale (le pape, résidant à Rome).

  3. Protestantisme

    Famille du christianisme occidental née au XVIe siècle de la séparation d'avec l’Église de Rome. L'appellation « protestantisme » regroupe des Églises d'organisation et de théologie très variées.

  4. Patriarcat

    Organisation sociale et politique dans laquelle l'autorité est exercée par les hommes.

  5. Sarah Grimké (1792-1873)

    Femme autodidacte états-unienne. Elle est principalement connue aujourd'hui grâce aux travaux de l'historienne Gerda Lerner (cf. bibliographie).

  6. Episcopalisme

    Les Églises épiscopaliennes, aux États-Unis principalement, appartiennent à la famille de l'anglicanisme (Réforme anglaise du XVIe siècle).

  7. Chute (de l'homme) 

    Terme théologique. Il désigne l'état de déchéance dans lequel se trouvent « Adam » et « Eve » après le péché dit originel tel que raconté dans les premiers chapitres de la Genèse (premier livre de la Bible).

  8. Pasteur

    Responsable religieux protestant, en charge de l'enseignement et de la prédication dans les églises locales.

  9. Inspiration

    Pour la théologie chrétienne traditionnelle, la Bible est inspirée de Dieu, en ce sens que l'Esprit Saint a joué un rôle dans sa rédaction.

  10. Bible de Jacques Ier

    Traduction anglaise de la Bible, publiée en 1611.

  11. Nouveau Testament

    Ensemble des livres bibliques écrits à l'origine en grec pour rendre compte de Jésus-Christ, sa vie, ses enseignements, sa mort et sa résurrection.

  12. Epicène

    Se dit d'un mot qui a la même forme pour le masculin et pour le féminin (par exemple « juge » en français ou « teacher » en anglais »).

  13. Simone de Beauvoir (1908-1986)

    Philosophe, essayiste, écrivaine française. Elle a notamment contribué à la réflexion féministe dès la fin des années 1950 et a milité ou participé à l'action de plusieurs groupes féminins, dont celui du Mouvement de libération des femmes (MLF).

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