Le réformisme islamique et la science moderne - Aline Schlaepfer

Les « réformistes » musulmans et Darwin

Les textes d'Al-Afghânî présentent des éléments de convergence en même temps que des oppositions fortes. On ne le connaît auteur que de quelques ouvrages en dehors de la revue Le lien indissoluble, qui était du reste principalement rédigée par son disciple Muhammad ‘Adbuh. Mais parmi ses rares publications, on compte une exhaustive Réfutation des matérialistes rédigée en persan et parue aux Indes en 1881, dans laquelle il condamne un ensemble de thèses qualifiées de « matérialistes ». Après avoir dressé un vaste portrait historique, de la Grèce antique jusqu'à la première moitié du XIXe siècle, il s'attarde longuement sur le darwinisme, pour tourner systématiquement en dérision le propos du scientifique britannique: « De l'avis de ce Darwin, il se peut que la puce devienne un éléphant au cours des temps, avec la suite des siècles, et de même que l'éléphant soit changé en puce. » Il fournit un autre exemple, concernant l'homme cette fois : « L'oreille de ce malheureux est-elle donc fermée au récit de l'histoire des Hébreux et des Arabes ? Ils ont pratiqué la circoncision des milliers d'années, pas un nouveau-né ne naissait qui ne fût circoncis ; mais jusqu'à nos jours aucun enfant n'est né circoncis, à moins d'être impuissant. » Avant de conclure : « [...] Il me semble voir ce malheureux [Darwin] jeté dans le désert des hypothèses, dans les terres incultes des contes fantaisistes, par cette seule approximation de la ressemblance entre le singe et l'homme. »  Mais Darwin n'est pas le seul à s'être fourvoyé aux yeux du réformiste musulman. Sont mis dans le même panier d'autres penseurs à travers les siècles et le monde, comme le Persan Mazdak, les ésotériques ismaéliens et qarmates dans l'Egypte du XIe siècle, les philosophes Rousseau ou Voltaire, jusqu'aux communistes, nihilistes et autres socialistes.

Trois ans plus tard, Afghani reprend le dossier en publiant un article intitulé « Les matérialistes en Inde » dans le Lien indissoluble. Il s'attaque cette fois plus précisément au philosophe musulman indien Sayyid Ahmad Khan[1]. Ce dernier, convaincu que « l'œuvre de Dieu (la Nature et les lois) est identique à la parole de Dieu », affirme que toutes les lois, y compris les lois religieuses, se trouvent dans la nature. Al-Afghânî rejette en bloc les propos de Ahmad Khan, qu'il qualifie de « naturisme » (naytcheriyya, adaptation en caractères arabes du terme anglais « nature »). Il l'accuse d'avoir voulu donner des gages aux Britanniques en faisant profession de christianisme puis de matérialisme, les aidant ainsi dans leur lutte contre l'islam et les musulmans. La dimension politique du texte est davantage marquée, et les « Orientaux » qui adoptent les thèses dites matérialistes sont traités avec plus de sévérité encore que les initiateurs de la réflexion, comme Charles Darwin. Ce texte apologétique en faveur de sa conception de la religion musulmane, tout comme les multiples recours à des arguments tirés de l'observation de la nature biologique pour alimenter sa Réfutation comme sa réponse à Renan, indiquent que Afghani ne se positionne pas a priori contre la science mais qu'il entend la maintenir dans un cadre fixé par la religion, à savoir le préalable de la reconnaissance d'un Dieu unique qui se révèle à travers un message adressé à des prophètes. L'islam et la science sont loin d'être incompatibles selon lui, puisque l'islam « pur » des origines aurait encouragé les sciences. Dans cette perspective, le problème ne vient pas de la science, mais de ceux qui se positionnent en « négateurs de la divinité », soit les matérialistes qui ont tort de croire « que l'homme n'aura pas d'autre vie après celle-ci ». En ce sens, le refus de méthodes et de résultats scientifiques chez Al-Afghânî apparaît comme l'expression du rejet de la mission civilisatrice que s'attribuent des Européens, perçue comme une menace à l'intégrité de la « nation islamique » (umma).

La Nahda islamique devrait ainsi s'opérer en opposition à l'impérialisme européen, à travers un appel lancé à tous les musulmans et à tous les « Orientaux », en vue de reconstruire, de l'intérieur, la science arabo-musulmane d'antan. Cette orientation apparaît de manière plus saillante encore chez Rashid Rida, qui s'intéresse également au darwinisme, dont il prend connaissance en lisant la revue libanaise basée au Caire Al-Muqtataf. Dans un article de mars 1930 intitulé « La théorie de Darwin et la science », il insiste pour rappeler que Darwin n'a jamais nié l'existence de Dieu : « Avant sa mort, on lui a demandé s'il croyait en un dieu créateur et il a répondu : “Je n'ai pas le moindre doute de l'existence d'un dieu dans la nature”. » Sans y faire référence, Rashid Rida rectifie subtilement la position de son maître Al-Afghânî qui avait classé Darwin dans la catégorie des « négateurs de la divinité ». Il convient selon Rashid Rida de distinguer les « hérétiques » qui réfutent les textes et qui représentent une minorité des penseurs, de ceux qui « ne les rejettent ni ne les appuient », et parmi lesquels il compte Darwin en citant ce propos qu'il lui attribue. Il aboutit ainsi à la même conclusion : la « science » ne doit pas susciter de méfiance, au contraire de cette minorité dont l'objectif est de « détruire l'islam, de convertir [les musulmans] au christianisme ou encore à l'hérésie ». Cette minorité opère, d'après Rashid Rida, dans les écoles missionnaires chrétiennes et dans les écoles gouvernementales en Egypte. Elle constitue, par là-même, une menace imminente et frontale.

Pour les réformistes musulmans comme Al-Afghânî, Muhammad ‘Abduh et Rashid Rida donc, l'islam n'est pas incompatible avec la science, tant que les scientifiques ne cherchent pas à porter atteinte à l'islam. Le véritable ennemi n'est pas la science, mais bien ceux qu'ils accusent de manipulation pour anéantir les « valeurs de l'islam ».

  1. Sayyid Ahmad Khan

    (1817-1898) : réformateur musulman indien, qualifié de « moderniste » par ses disciples comme par ses adversaires. Fils du Premier ministre de l'empereur moghol Akbar Shâh, il prend acte de la colonisation britannique et s'inspire des institutions, disciplines et méthodes en vigueur en Grande-Bretagne pour fonder le collège d'Aligarh.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Aline Schlaepfer, Université de Genève (Suisse) Réalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)