Le réformisme islamique et la science moderne - Aline Schlaepfer

Polémique autour de la religion et de la science entre Renan et Afghani

Le 29 mars 1883, alors qu'Al-Afghânî réside à Paris, l'historien français Ernest Renan[1] tient une conférence à la Sorbonne, au cours de laquelle il interroge les rapports entre « l'islamisme[2] et la science ». Dans ce discours reproduit dans le Journal des débats le lendemain, Renan affirme que l'islam est « étranger à tout ce qui peut s'appeler science » et que « le peuple arabe, par sa nature, n'aime ni les sciences métaphysiques, ni la philosophie ». D'après sa lecture de l'histoire arabo-musulmane, les sciences et la philosophie produites par les Arabes au Moyen Âge seraient en essence d'origine gréco-sassanide, plutôt que proprement arabes.

Al-Afghânî lui répond sous la forme d'une lettre ouverte, traduite de l'arabe vers le français et publiée dans le Journal des Débats le 18 mai de la même année, dans laquelle il insiste sur le fait que l'intolérance supposée par Renan ne serait pas propre à l'islam, mais à toutes les religions, parce que « les religions, de quelque nom qu'on les désigne, se ressemblent toutes » et elles font preuve d'intolérance à leur début : « Aucune nation à son origine n'est capable de se laisser guider par la raison pure ».  Mais, ajoute-t-il, il y a là passage nécessaire qui mène l'humanité à la civilisation : « On ne peut nier que c'est par cette éducation, religieuse, qu'elle soit musulmane, chrétienne ou païenne, que toutes les nations sont sorties de la barbarie ». Il cite, pour étayer son propos, les grands exploits de la civilisation arabo-musulmane : les conquêtes, la redécouverte de la philosophie grecque et le développement des sciences comme la médecine et l'astrologie, que les Arabes « ont développés, étendus, éclaircis, perfectionnés, complétés, et coordonnés avec un goût parfait, une précision et une exactitude rares ».

Après avoir pris connaissance du texte, Ernest Renan s'empresse de répondre à Al-Afghânî et affirme dans le Journal des débats le lendemain qu'il partage l'avis du penseur musulman sur la question du rapport entre religion et raison : « Un côté par lequel j'ai pu paraître injuste au cheik, c'est que je n'ai pas assez développé cette idée que toute religion révélée est amenée à se montrer hostile à la science positive, et que le christianisme n'a sous ce rapport rien à envier à l'islam » .

En apparence donc, les deux hommes seraient d'accord pour dire que la religion, lorsqu'elle se trouve à un stade embryonnaire ou « barbare » de son existence, est incompatible avec la science, et qu'elle y est par essence hostile. Un coup d'œil averti au reste de leurs écrits respectifs montre cependant que le caractère consensuel qui émane de cet échange épistolaire courtois ne suffit pas à traduire la position des deux hommes sur la science dans l'ensemble de leur œuvre, bien plus complexe qu'il n'y paraît. Ancien séminariste, Ernest Renan ne manquait pas de rappeler qu'il était un pur produit du catholicisme : « J'ai été formé par l'Église, je lui dois ce que je suis, et ne l'oublierai jamais ». En 1848, lorsqu'il rédige L'avenir de la science, il confie avoir « cessé de croire au christianisme », sans toutefois perdre espoir qu'un jour, la vieillesse aidant, il retrouverait l'ardeur de la foi chrétienne. Selon lui, « quand l'horizon se rapproche, quand le vieillard cherche à dissiper les froides terreurs qui l'assiègent [...] alors il n'est pas de si ferme rationaliste qui ne se tourne vers le Dieu des femmes et des enfants, et ne demande au prêtre de le rassurer ». Cette supposition s'avérera être une prophétie auto-réalisatrice, puisque dans la préface de L'avenir de la science qu'il signe en 1890, soit deux ans avant sa mort, Renan fait une autocritique de ce texte de jeunesse, qu'il considère alors comme une « naïve chimère de débutant ». Et de conclure ainsi sa préface : « J'eus [...] raison [...] de croire fermement à la science et de la prendre comme but de ma vie. [...] L'immortalité, c'est de travailler à une œuvre éternelle. Selon la première idée chrétienne, qui était la vraie, ceux-là seuls ressusciteront qui ont servi au travail divin, c'est-à-dire à faire régner Dieu sur la terre. »  Science et religion, somme toute, ne seraient donc pas si contradictoires qu'il ne l'affirmait dans son échange avec Al-Afghânî quelques années plus tôt, à condition de donner à l'une et à l'autre des acceptions particulières voire contestées, notamment par les autorités religieuses pour qui le christianisme ne peut être identifié à un humanisme, si bon et beau soit-il, sans transcendance.

  1. Ernest Renan

    (1823-1892)  philosophe, historien et orientaliste français. Il entreprend des études de théologie catholique pour devenir prêtre mais, pris de doutes, il y renonça. Professeur de langues sémitiques au Collège de France, il représente ce qui a été qualifié de courant « scientiste » à la fin du XIXe siècle. Il s'intéresse, entre autres, aux origines du christianisme, à l'histoire du royaume antique d'Israël, à l'histoire des langues et aux rapports entre science et religions. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une Vie de Jésus (1863) qui fit scandale en milieu chrétien car Jésus y était dépeint comme un prêcheur humaniste sans dimension surnaturelle, et L'Avenir de la science (1890).

  2. Islamisme

    ce terme doit être compris comme signifiant l'« islam ». Jusqu'au début du XXe siècle, en effet, les orientalistes ajoutent le suffixe –isme par analogie avec les autres religions (christianisme, judaïsme, hindouisme etc.).

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