Honorer les dieux dans l'espace méditerranéen antique et ses marges

Nulle part et partout

L'analyse proposée par Malbon se révèle d'une grande utilité pour comprendre la centralité des espaces domestiques dans l'Évangile de Marc, bien qu'elle ne parvienne pas à faire ressortir le rôle déstabilisant joué par Jésus lui-même en tant qu'espace de sacralité « mobile », par opposition au temple en tant qu'espace sacré « fixe ».

En ce sens, ce n'est pas seulement l'espace domestique qui assume les fonctions du temple, en devenant un lieu de sacralité temporaire, mais ce sont tous les espaces qui se forment autour de la présence physique de Jésus : l'opposition sacré-profane ne peut donc pas être considérée comme exclusive des espaces architecturaux, précisément pour la centralité « géographique » que l'évangéliste attribue chaque fois à Jésus, en construisant autour de lui ses propres scénarios.

Ces scénarios, d'ailleurs, se caractérisent souvent par leur nature « marginale », du fait qu'ils sont des espaces isolés, déserts ou inhabités : le Jésus de Marc va à la recherche d'espaces de ce type, loin de la vie du village et des centres institutionnels du pouvoir, en les transformant en un endroit idéal pour lui-même et pour ses disciples – ainsi, c'est sur le haut d'une montagne qu'il donne la vie au groupe des Douze (Mc 3,13-19) ; c'est encore sur une montagne qu'il dirige le petit groupe des Trois (formé par Pierre, Jacques et Jean) pour leur faire prendre conscience de sa véritable identité (Mc 9,2-8) ; et encore sur une montagne, Jésus instruit les Trois (avec André) sur la fin des temps, en leur exposant l'une des doctrines ésotériques par excellence.

De ce point de vue, afin de mieux préciser la position de Jésus et de son groupe dans Marc, il peut être utile d'intégrer le modèle développé par Smith, pour classer les religions de l'antiquité. Celles-ci peuvent être divisées en trois grandes catégories : a) les religions de l'« ici » (here), c'est à dire les religions domestiques, liées aux espaces symboliques de l'oikos et des lieux de sépulture ; b) les religions du « là » (there), à savoir les religions publiques et centrées sur le temple ; c) les religions du « n'importe où » (anywhere), qui occupent un espace interstitiel entre ces deux types d'endroits.

Une telle classification permet de clarifier différents aspects du projet religieux du Jésus de Marc, tout à fait identifiables comme distinctifs d'une«  religion du n'importe où ». Dans l'opinion de Smith, la propagation des religions « du n'importe où » se produit à travers la « reconfiguration et la réinterprétation des éléments caractéristiques des religions de l'ici et du là ». Les religions du « n'importe où » ne se forment pas d'une façon indépendante, mais toujours en combinaison avec les deux autres formes. Trois facteurs, en particulier, contribuent à l'émergence d'une religion de ce type : une nouvelle politique, une nouvelle géographie et une nouvelle cosmographie. La nouvelle politique implique que « des anciennes formes de souveraineté deviennent des objets idéalisés de nostalgie, comme dans le cas du messianisme ». La nouvelle géographie se réalise dans l'idée de « l'association (religieuse) comme substitut de la famille ». La nouvelle cosmographie, enfin, se présente liée à la dévaluation des sacrifices rituels et à l'émergence d'expériences religieuses qui permettent de nouvelles formes de connaissance.

Dans le cas de la « nouvelle politique », il suffit de constater que l'annonce de Jésus sur le royaume de Dieu se réfère implicitement à l'idéal « nostalgique » d'un Dieu souverain, qui reprend possession de sa terre pour la ramener à un état originel d'égalité et justice. Quant à la « nouvelle géographie », l'organisation du mouvement de Jésus est déterminée par la relation maître / disciple, forme sociale qui occupe une position interstitielle entre la famille et le Temple (et / ou la synagogue), se présentant même comme un « substitut » de la famille, en tant que groupe de parenté fictive qui peut entrer en conflit avec elle. Enfin, pour ce qui concerne la « nouvelle cosmographie », dans Marc il y a des éléments qui visent apparemment des résultats différents.

D'une part, il n'y a pas des traces d'une critique anti-sacrificielle, ni d'une position favorable à l'abolition du culte du Temple. En effet, Jésus ne se prononce jamais contre les sacrifices, au point qu'il semble les accepter explicitement. C'est vrai que le respect des deux commandements qui résument la loi (l'amour de Dieu et l'amour du prochain) est défini dans l'Évangile comme « plus important que tous les holocaustes et les sacrifices » (Mc 12, 33) ; cette phrase, cependant, n'est pas mise dans la bouche de Jésus, mais dans celle d'un scribe qui parle avec lui. Par contre, Jésus attache toujours une grande importance au Temple, en défendant sa dignité et sa fonction cultuelle.

D'autre part, il y a dans Marc des indices qui tendent à dévaloriser les sacrifices du Temple. En premier lieu, le choix de Jésus de se faire baptiser par Jean, ainsi que sa radicale conception du pardon réciproque révèlent clairement une opposition au rituel du Yom ha-Kippourim[1], en tant que moyen d'expiation pour les péchés volontaires : « Et quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes » (Mc 11,25). La nouveauté de cette conception (même par rapport à Jean) est donnée par le fait que la « rémission des péchés »[2] ne s'obtient que par le pardon réciproque, sans que cela implique la nécessité d'une purification du corps par le baptême ou le jeûne. En outre, la recherche d'un contact direct avec «  Dieu », à travers des expériences de « révélation », éclipse la centralité spatiale du Temple, comme c'est le cas dans les épisodes du baptême et de la « transfiguration »[3], mais aussi dans les divers moments de prière ou dans les actions prodigieuses de Jésus.

En conclusion, le Jésus de Marc établit une relation fondamentalement dialectique avec le Temple, mais pas complétement indépendante de celui-ci. En effet, si d'une part il propose des modèles rituels qui ont lieu dans le Temple, d'autre part il crée des opportunités ou des outils pour la rémission des péchés qui apparaissent indépendants de la présence d'un lieu de culte défini. Mais surtout, il insiste sur la nécessité d'un contact direct avec Dieu, ce qui peut se produire à tout moment et à n'importe quel endroit – partout, en fait.

  1. Yom ha-Kippourim

    Expression en hébreu pour indiquer le « Jour des Expiations », autrement dit « Jour du Grand Pardon ») : une des principales solennités de l'année liturgique juive. Le rituel des sacrifices (avec notamment le rite du bouc émissaire) est décrit dans le livre du Lévitique au chapitre 16.

  2. Rémission des péchés

    C'est-à dire la délivrance (ou l'affranchissement) des péchés. Le terme rémission dérive du latin remissio (du verbe remittere) et correspond au grec aphesis (du verbe aphiemi : «renvoyer », « relâcher » ; « rejeter »), mot généralement employé pour indiquer l'annulation (ou la remise) d'une dette, d'une peine, mais également le pardon d'une faute.

  3. Transfiguration

    Avec ce terme on se réfère généralement à un épisode exceptionnel de la vie de Jésus, rapporté par les trois évangiles synoptiques. Dans cet épisode, Jésus dévoile sa « véritable » identité à trois des ses disciples, en changeant d'aspect devant leur yeux. Le mot français « transfiguration » dépend de la traduction latine du terme grec metamorphosis, littéralement « changement de forme ».

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