La fonction symbolique de la maison
En définitive, quel est le rôle des espaces domestiques dans la stratégie narrative de Marc ? Tout d'abord, du point de vue de la terminologie, il convient de noter que le terme « maison »
peut être utilisé pour traduire deux différents mots grecs : oikos et oikia, dont la signification n'est pas tout à fait équivalente. Cependant, malgré les diverses nuances sémantiques, Marc semble utiliser indifféremment les deux termes : nous sommes donc autorisés à les considérer comme synonymes. Cela dit, si on regard tous les 28 références marciennes à la « maison »
(en tant que lieu concret de résidence, pas dans un sens métaphorique), ce qui nous frappe immédiatement est la relation étroite que l'évangéliste établit entre les espaces domestiques et l'activité multiforme de Jésus. La maison est, en effet, le milieu dans lequel Jésus enseigne, guérit et partage la table avec ses disciples, ainsi qu'avec des publicains[1] et des « pécheurs »
[2]. La maison est également le lieu où revenir après une guérison, c'est l'endroit qu'on doit quitter pour devenir disciples de Jésus, et c'est enfin, dans le même temps, une partie essentielle de la récompense que Jésus promet à ses disciples, lorsqu'ils ont tout quitté pour le suivre.
Par ailleurs, la présence de Jésus semble éclipser, voire détruire, le lien ordinaire qui existe entre une maison et la famille qui l'occupe. Prenons par exemple le passage de Mc 3, 20-35, où on assiste à un contraste entre Jésus et ses parents, mis en scène probablement dans la maison où Jésus logeait habituellement. Malgré leurs attentes, sa mère et ses frères ne sont pas invités à entrer, et ils sont obligés de rester dehors. Leur place est maintenant occupée par les disciples et la foule, qui forment une famille « alternative »
, la nouvelle famille du maître. Le critère traditionnel qui donne accès à la maison – le lien de parenté et l'appartenance à une famille – n'est plus valide aux yeux de Jésus. Il existe maintenant un autre critère : celui de« faire la volonté de Dieu »
.
Cette ré-signification de l'espace domestique a été bien soulignée par Elisabeth Malbon, qui a montré comment, dans l'imagination spatiale de l'évangéliste, la maison fonctionne symboliquement en opposition à la synagogue et au Temple[3], et cela dans le but d'indiquer la transformation et le renversement d'un ordre ancien dans un ordre nouveau, représenté par Jésus. S'inspirant des analyses de Claude Lévi-Strauss, Malbon examine toutes les références de Marc aux espaces, dans leur système de relations manifestes, pour les relire à la lumière d'un sous-jacent système mythologique. Elle fixe son attention sur trois domaines principaux : le code géopolitique[4], le code topographique[5] et le code architectural[6]. Ce qui nous intéresse est ce dernier code, qui se réfère en particulier à l'opposition entre « maison »
, « synagogue »
et « temple »
.
En suivant l'analyse de Malbon, il est même possible de distinguer, dans le récit de Marc, une progression narrative en trois étapes : a) de la synagogue à la maison (Mc 1,21 – 6,6) ; b) dans la maison (Mc 6,7 – 10,52) ; c) en opposition au Temple (Mc 11,1 – 14,72). L'identification de ces phases permet de souligner comment la séquence des espaces architecturaux révèle, dès le début, un mouvement net et progressif de Jésus – et, tout à la fois, du récit – de la synagogue à la maison. Ce mouvement représente une subversion manifeste de l'opposition sacré-profane : tandis que la synagogue, en tant qu'extension spatiale du temple, fonction avant tout comme espace religieux et donc sacré, la maison est un lieu de résidence, donc profane. En d'autres termes, le domaine du sacré – représenté d'abord par la synagogue puis surtout par le temple – se révèle tout à fait insuffisant pour accueillir la « nouvelle doctrine »
de Jésus, qui doit par conséquent se reverser dans le domaine du profane, c'est-à-dire dans la maison.
Cependant, sous cet angle, la maison se distingue comme un endroit temporaire. Alors que synagogue et temple sont deux espaces architecturaux officiels, édifiés par et pour l'établissement religieux juif, dans Marc les maisons sont seulement un espace temporairement « emprunté »
par Jésus. En définitive, ce qui semble caractériser le Jésus de Marc, ce n'est pas un emplacement spécifique, mais plutôt le fait de n'occuper aucun endroit d'une façon permanente.