Quand la maison contenait aussi la mer
L'Évangile de Marc représente toute l'histoire de Jésus et de ses premiers compagnons à travers le filtre de la relation maître / disciple[1], une forme socioreligieuse typique de son époque, et donc aisément reconnaissable par ses destinataires. L'importance du rôle joué par ce modèle de relation émerge clairement dès le début du récit, quand, dans l'épisode-clé de l'appel des deux couples de frères (Simon[2] et André[3], Jacques[4] et Jean), l'évangéliste décrit la naissance et les premiers pas du mouvement de Jésus. Marc, en particulier, insiste sur l'adhésion individuelle au groupe et sur la relation personnelle qui s'établit entre le maître et ses disciples: « 16. Et comme il passait le long de la Mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pêcheurs. 17. Et Jésus leur dit : « Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. » 18. Et laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. 19. Et avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d'arranger leurs filets. 20. Et aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite »
(Mc 1, 16-20).
Dans ces lignes, en mentionnant la Mer de Galilée[6], l'évangéliste nous donne immédiatement une information relative au lieu où la scène se serait produite. Ce détail, bien sûr, répond à un besoin narratif primaire, pour lequel un « qui »
(le sujet de l'histoire) est toujours placé dans un « quand »
et dans un « où »
. Mais le point qui nous intéresse va bien au-delà de cette simple considération. En fait, grâce à des récentes études anthropologiques, on sait maintenant que notre imaginaire social tend à placer chaque individu non seulement dans un espace et un temps spécifiques, mais également au sein d'une action sociale déterminée : « Dans cette perspective, une maison est nécessairement un récipient pour des activités humaines, une route, un chemin suivi par des voyageurs, et un champ, un endroit où se déroulent des activités agricoles. Après tout, c'est la fonction jouée par les individus dans un contexte donné, ce qui nous permet de comprendre leur physionomie sociale »
(Adriana Destro, Mauro Pesce).
Cela signifie que la Mer de Galilée ne devrait pas être considérée simplement comme un lieu physique, mais avant tout comme un espace sociale, c'est-à dire un lieu où se déroulent des activités liées à la pêche : d'autre part, c'est précisément ce type d'activité que les disciples sont en train de mener, avant d'être appelés. Cette observation est cependant insuffisante. Dans le monde méditerranéen du Ier siècle, la mer, ainsi considérée, ne constituait pas un espace social indépendant, mais plutôt un prolongement de l'espace social domestique, qui incorporait dans son intérieur un large éventail de lieux et d'activités, qui aujourd'hui caractérisent des espaces sociaux différents. Avec un mot d'esprit, on pourrait dire qu'à l'époque de Marc la maison contenait aussi la mer. Et en effet, bien que le texte soit avare de détails, la présentation des disciples semble répondre pleinement aux règles d'une vie familiale et professionnelle ordinaire. En représentant les pêcheurs dans l'exercice de leur travail, Marc met implicitement l'accent sur leur position au sein de l'oikos[7], à savoir l'espace social domestique.
L'image qui émerge est celle de sujets socialement et économiquement actifs, avec une position précise dans la structure socio-économique de l'oikos, et donc parfaitement intégrés à la vie de la famille et du village. Par rapport à ses disciples, cependant, Jésus est immédiatement « hors de place »
: il n'est pas un pêcheur et sa famille n'est pas de ce territoire-là. Le fait qu'il soit un étranger, par ailleurs en route, pourrait aussi faire penser à un passant ou à un pèlerin. Mais son attitude envers les quatre pêcheurs ne laisse aucune place au doute : il n'est pas un pèlerin, ni un simple prédicateur itinérant.
Paradoxalement, le style dépouillé de la description de Marc ne fait que souligner le caractère unique de Jésus : l'image n'est pas celle d'un homme ordinaire, mais celle d'un personnage charismatique, avec une forte capacité d'attraction, presque hypnotique. Par ailleurs, la décision de Jésus de se placer hors de la vie ordinaire des villages et des institutions religieuses est également très claire : d'une part, la pratique d'une vie itinérante représente la volonté d'échapper non seulement à sa famille et à son village, mais à l'ensemble des réseaux de relations fondés sur l'oikos ; d'autre part, le choix de recruter ses disciples dans des lieux inhabituels (comme les rives d'un lac), plutôt que dans des endroits normalement utilisés pour les activités religieuses, souligne sa décision de prendre de la distance par rapport aux centres institutionnels de l'époque. L'image globale est celle d'une personnalité excentrique et marginale, qui n'a pas de légitimité institutionnelle, et qui semble vouloir se distinguer comme un outsider, à la recherche de dimensions et d'espaces « autres »
, différents de ceux socialement reconnus.