Sur le terrain : mutations religieuses à Philae
Si l'on réfléchit sur les transformations religieuses en Egypte tardive, un sujet d'importance s'impose : l'histoire du temple de Philae, temple d'Isis et complexe religieux situé près de l'actuel ville d'Assouan. Situé sur un île nilotique, le site présente aux yeux de l'historien un double aspect intéressant : éloigné spatialement, à l'extrême sud de l'Egypte, à la frontière avec la Nubie, le temple fait aussi figure d'extrême dans un autre domaine. On y observe, tard dans l'époque romaine, des pratiques dont l'évolution diffère ou semble vivre à un autre rythme que celles que l'on peut observer dans le reste du pays. C'est-à-dire que tout se passe comme si, dans cette île fluviale lointaine, les vieux cultes pharaoniques avaient continué à persister, quand bien même la majeure partie de la vallée serait devenue chrétienne. Certains ont interprété ces faits comme l'illustration de la dernière résistance, et appréhendé le site de Philae comme le dernier bastion de paganisme. Cette perspective est exagérée.
L'Egypte pharaonique a subi, au cours du 1er millénaire avant notre ère, des changements culturels progressifs, par à-coups, de manière plus ou moins rapide. Les invasions étrangères (perses notamment), ont bouleversé le pays, pesé sur les imaginaires, mais sans toutefois transformer radicalement la culture. L'hellénisation, qui se développe dans le pays à la suite de la conquête d'Alexandre a été préparée par des siècles de relations, notamment commerciales, entre la Grèce et l'Egypte. Elle contribue à créer une société nouvelle, « à deux têtes »
, l'une pensant en grec, l'autre en égyptien : deux cultures pour un seul pays, ce qui suscita un mouvement d'acculturation, des échanges multiples, des rencontres diverses, mais sans modifier en profondeur la nature de la religion pharaonique. Celle-ci vit encore, dans l'Egypte ptolémaïque[2] des heures brillantes. De grands édifices se construisent ; des textes s'élaborent. Puis, l'Egypte est intégrée à l'Empire romain qui met un terme aux royautés hellénistiques. Là encore, sous les Empereurs romains, on construit des temples nouveaux et l'on vénère les dieux du terroir. Ce processus de transformation de la société égyptienne est observable sur plusieurs siècles. C'est dans ce cadre qu'est ouvert le passage de la religion traditionnelle, en l'occurrence pharaonique, à la religion chrétienne. Il serait faux de penser que l'Egypte passe unilatéralement de la religion des pharaons à celle du Christ : en effet, il faut aussi tenir compte des cultes gréco-égyptiens (comme celui de Sérapis[3]), des cultes isiaques[4], et des cultes grecs proprement dits, qui tous composent le paysage religieux.
Lorsque, à Philae, on se base sur les traces archéologiques pour essayer d'y lire l'histoire, la situation n'est pas aussi facile à évaluer que ce qu'il aurait pu sembler de prime abord. Sur le terrain, qui ouvre au visiteur ou à l'archéologue le temple dans son « dernier état »
, une particularité remarquable est à constater : la dernière inscription hiéroglyphique connue se trouve là. Il s'agit de la trace ultime d'une culture qui, associant les hiéroglyphes à un mode de représentation et à un fonctionnement religieux, était apparue à la fin du IVe millénaire avant notre ère. Si cette inscription hiéroglyphique peut être qualifiée de « dernière inscription connue »
, c'est tout simplement parce qu'on peut la dater, et que, jusqu'à présent, nulle autre ne lui dispute cette particularité. L'inscription est accompagnée d'une figure divine qui a été martelée, c'est-à-dire volontairement détruite. Le texte qu'elle comporte se traduit ainsi : « Devant le dieu Mandoulis fils d'Horus, de la part de Nesmet-Âkhom, fils de Nesmet, prêtre en second d'Isis, pour toujours et à jamais. Paroles dites par Mandoulis, seigneur de l'Abaton, le grand dieu »
.
En tant que tel, le texte n'est pas précisément datable. L'étude de l'épigraphie nous permet de déduire qu'il remonte à l'époque romaine : les hiéroglyphes ne sont pas très soignés, même si l'on reconnaît facilement leur silhouette traditionnelle. Cette forme de graphie un peu grossière est courante à l'époque romaine, époque à laquelle les prêtres[6] ou les scribes[7] qui écrivaient ce type d'inscription ont eu parfois tendance à dessiner de manière un peu moins harmonieuse qu'auparavant les signes hiéroglyphiques. Prise isolément, l'inscription n'est pas très bavarde. Mais il s'agit de la mettre en relation avec une autre inscription, gravée immédiatement en dessous du bras du personnage, écrite quant à elle en démotique : « Je suis Nesmet-Akhôm, le scribe de la maison des écrits d'Isis, fils de Nesmet-Panakhaout, le deuxième prophète d'Isis, dont la mère est Asetouret. J'ai exécuté le travail sur cette image de Mandoulis pour l'éternité, car il est bienveillant envers moi. Le jour de la naissance d'Osiris, la fête de celle-ci, l'an 110 »
. Les historiens spécialistes du démotique peuvent calculer que cette date correspond au 24 août 394 ap. J.-C. L'auteur évoque la figure du dieu Mandoulis qui accompagne l'inscription hiéroglyphique, ce qui assure sa synchronicité avec cette dernière. L'inscription commémore, involontairement, la dernière fois que quelqu'un a gravé une inscription en hiéroglyphes.
Or, quelques décennies plus tard, toujours à Philae, voilà qu'un autre personnage grave encore une inscription, qui, quant à elle, est considérée comme la dernière inscription connue en démotique : « Esmet l'Ancien, fils de Pakhom, premier prophète d'Isis, dont le nom de la mère est Tsensmet, fille d'un prêtre en chef d'Isis. Esmet le Jeune, deuxième prophète d'Isis, fils d'Harendotès. Ce jour, le 6 Khoiak , l'an 169 »
. Cette date peut également être située chronologiquement dans le second quart du Ve siècle, et plus précisément au 2 décembre 452. Elle renvoie donc à une période postérieure à l'adoption du christianisme comme religion officielle de l'Empire romain, confirmée notamment par le fameux édit de Théodose[8] en 392. Un autre élément intéressant est que le même dédicant, à un autre endroit du temple, a inscrit, cette fois le 20 décembre 452, soit 18 jours plus tard, une autre inscription, en grec cette fois : « Voici le proscynème[9] de Smétchem (= Esmet le jeune), le protostoliste[10], dont le père est Pachioums, prophète, et la mère Tsensmet. Je suis devenu le protostoliste la 165e année de (=l'ère de Diotlécien (448 apr. J.-C). Je suis venu ici et j'ai rempli ma fonction en même temps que mon frère Smeto = (Esmet l'ancien), le successeur du prophète Smet, fils de Pachoumios, prophète. Nous rendons grâce à notre souverain Isis et à notre seigneur Osiris, pour le bien, ce jour, le 23 Khoiak de l'an 169 de (l'ère de) Dioclétien »
.
En comparant les noms des dédicants, nous constatons que nous avons affaire à une même formation onomastique, et l'on peut penser que ces noms renvoient à une tradition familiale des prêtres d'Isis de l'île de Philae, qui continuaient encore à pratiquer leur culte au Ve siècle. Ce qui est remarquable d'un point de vue historique est le fait que nous nous trouvons ici face à la dernière inscription en langue démotique mentionnant qui plus est un culte « païen »
selon les catégories chrétiennes. En quelque sorte, l'histoire pharaonique, indissociable des hiéroglyphes inventés à la fin du IVe millénaire avant notre ère (vers 3200 av. J-C.), se termine ici.