L'Emirat de Béchir II (1789-1840)
La dynastie Chéhab gouverne le Mont-Liban pendant 157 ans. Béchir II est le dixième émir gouverneur dans l'ordre de succession. Son règne dure 52 ans, il est marqué par trois périodes distinctes au cours desquelles s'enchevêtrent des facteurs internes et externes qui aboutissent à sa chute. Béchir est né à Ghazir où il reçoit le baptême et s'initie au christianisme. Il perd son père très tôt et mène une enfance difficile à cause du remariage immédiat de sa mère et de la pauvreté. Vers l'âge de 12 ans, il s'installe à Beiteddine, tout près de Deir al-Qamar, cœur du Mont-Liban et résidence de l'émir gouverneur. Là, il jouit de la bienveillance de son cousin l'émir Youssef[1]. Celui-ci lui confie la mission d'inventorier les biens de son oncle maternel, décédé à Hasbaya, le foyer de la famille Chéhab. Béchir s'acquitte de la mission, épouse Chams la veuve de l'émir défunt et rentre à Dair al-Qamar disposant désormais d'une fortune. Sa présence à la cour est remarquée par les opposants de l'émir Youssef, dirigés par le clan puissant des Joumblatt. Ceux-ci lui font des avances pour renverser son oncle, mais le jeune Béchir reste sur la réserve jusqu'à ce que des troubles interviennent. En augmentant considérablement le tribut, le vali d'Acre, Jazzar pacha[2], provoque un soulèvement général contre l'émir en exercice. Se voyant incapable de gouverner, l'émir Youssef abdique. L'assemblée des notables tenue à Barouk, en 1788, choisit Béchir II. Jazzar pacha entérine le choix sans abandonner ses desseins d'exploiter la Montagne[3].
Les Etats européens encouragent les mouvements autonomistes de chefs locaux pour tisser des alliances stables et avoir des prétextes pour intervenir. La Porte, au contraire, s'ingénie à réprimer ces velléités séparatistes et empêche toute tentative d'ingérence. Jazzar pacha refoule les Russes et détache Beyrouth de l'émirat du Mont-Liban. Installé à Acre, nommé vali de Sidon, puis de Damas, il parvient à verrouiller ces régions, à interdire toute incursion et à y appliquer un monopole sur le commerce. La campagne de Bonaparte[4] en Égypte, en 1798, nourrit de grandes visées dont les plus immédiates consistent à déloger les Anglais des Indes, à libérer les peuples - y compris les Ottomans - par l'adhésion aux idéaux de la Révolution française, à trouver des marchés économiques et à diffuser la « science »
. Sollicité par les deux belligérants, Béchir II tient une position de neutralité. L'unité prime et il déjoue toutes les machinations susceptibles de semer les germes de divisions, notamment entre les druzes et les maronites[5]. Sa loyauté envers le sultan l'emporte sur ses propres sympathies envers les Français. Il facilite le passage des renforts ottomans conduits par le grand vizir Youssef Dya entre 1789 et 1805 dans ses territoires, il veille à leur ravitaillement sans oublier de gratifier cette personnalité de riches cadeaux et il obtient l'appui du commodore Sidney Smith[6], commandant de la flotte anglaise en Méditerranée. Mécontent, Jazzar pacha suscite contre lui des princes rivaux de sa famille, notamment les fils de l'émir Youssef et le révoque arbitrairement à cinq reprises, mais sans effet (1791-1793, 1795, 1799, 1799-1801). La mort de Jazzar, en 1804, éclipse un adversaire au sein même de l'administration ottomane.
Béchir II réussit alors à nouer une amitié durable avec Soliman pacha[7] le nouveau vali d'Acre, qui lui permet d'acquérir une stature plus que régionale. Mandatés par le sultan, ils combattent côte à côte contre les wahhabites[8] qui attaquent Damas en 1810. Soliman le récompense en le désignant à vie « émir du Mont-Liban »
. Cette période de stabilité permet à l'émir de se mesurer aux pachas voisins, d'asseoir un pouvoir réformé et centralisé, affranchi du contrôle et des prérogatives des moukataaji. Il réunit autour de lui tous les partis et rattache la Bekaa et les villes côtières, depuis Tripoli jusqu'à Sidon au Mont-Liban. Sur le chemin des caravanes qui lie Damas à l'échelle de Sidon, il bâtit le palais de Beiteddine en 1806, véritable centre de pouvoir qui abrite une cour, un conseil, une caserne, des écuries et bénéficie d'une adduction d'eau.
La paix et la tolérance qui règnent au Mont-Liban attirent les minorités persécutées dans l'intérieur syrien. Beaucoup de chrétiens, en particulier des grecs melkites[9], fuient la domination wahhabite en Damascène et la poussée d'intransigeance alimentée par les Ottomans à l'égard des dhimmi-s[10] pour rallier la population par surenchère au wahhabisme. Quelques 400 familles druzes du Jabal al-Aala, au nord d'Alep, également victimes de cette fièvre politico-religieuse, viennent s'installer dans la Montagne aux frais partagés par l'émir et le cheikh Béchir Joumblatt[11]. Cependant, sur ordre de Béchir II, les fils de l'émir Youssef, ses concurrents immédiats, et leurs tuteurs les Baz[12], sont les premières victimes d'une purge impitoyable. Il fait exécuter les premiers et rend inoffensifs les pupilles assignés à résidence au Kesrouan : yeux crevés, langues coupées et biens confisqués. Il destitue les Nakad[13] , moukataaji de Deir al-Qamar et les dépossède de leurs districts au profit des membres de la famille Chéhab. Délivré de ses principaux adversaires, l'émir mène une politique réformatrice visant à faire de son émirat un embryon d'Etat.
Le droit est unifié. La charia, entendue ici comme un corpus juridique liée à la tradition sunnite, familière aux maronites depuis le XVIIIe siècle grâce à l'évêque juriste Abdallah Carali[14], est imposée. Consulté, le Saint Siège acquiesce à ces pratiques tant qu'elles ne contredisent pas la doctrine catholique. Béchir II fonde deux tribunaux l'un à Deir al-Qamar, l'autre à Ghazir, le premier présidé par un juge druze, l'autre par un maronite. Les deux juges sont compétents dans toutes les matières et connaissent tous les litiges, indépendamment de la religion des parties justiciables. L'émir maintient les juges de paix dont la tâche est confiée aux chefs des villages. Les tribunaux des moukataaji jouent le rôle des cours d'appel qui doivent référer au tribunal suprême de Beiteddine. L'émir acquiert la renommée d'un juge implacable et impartial pour faire régner l'ordre. La légende court selon laquelle les voyageurs s'imaginent marcher accompagnés par l'ombre de l'émir qui est affublé du surnom d'Abou Saada eu égard au nom de sa fille aînée, car la coutume orientale recommande au père de prendre le nom de l'enfant aîné. La chasse princière des perdrix aux faucons, effectuée annuellement en janvier ou février, donne l'occasion à l'émir d'inspecter ses territoires.
En prenant exemple sur le sultan ottoman ou sur le vice-roi d'Egypte, Béchir II prend des mesures sanitaires pour lutter contre les épidémies et pousser des candidats à faire des études de médecine en Egypte. Il aménage le réseau routier, fait construire des ponts, encourage le commerce, édifie des marchés à Deir el-Qamar, Zahlé et Zouk. Des palais sont bâtis pour ses fils à côté de sa résidence à Beiteddine. Des hommes de lettres composent le conseil de l'émir, lui procurent les recommandations et peuvent se voir confier des missions. Béchir II se comporte comme un mécène libéral envers ceux qui le placent au rang de « despote éclairé »
. Les plus célèbres sont Nassif Al-Yâziji, Nicolas al-Turk[15], Butrus Karamé[16], Elias Eddé[17], Haidar Chéhab[18] ... Cette assemblée d'écrivains laisse entrevoir les lueurs précoces de la renaissance des lettres arabes.
Le Mont-Liban n'a pas de budget établi, mais doit le miri que l'émir verse à la Porte via le pacha de Sidon. Pris dans l'engrenage de la vénalité des charges mais attentif à la stabilité de la Montagne, Béchir II essaye de maintenir le tribut fixe face à la cupidité des vali-s et s'oppose à leur prétention de changer l'assiette et le mode de perception. Le montant global du tribut est reparti entre les moukataaji au prorata de leurs richesses présumées. Et les hawali-s[19] - interviennent pour punir les récalcitrants, amasser les sommes dues et prévenir l'interférence des pachas. L'émir constitue le noyau permanent d'une armée de métier comptant mille hommes, moitié cavaliers et moitié fantassins, commandés par ses fils ou par lui-même. En faisant appel aux troupes enrôlées par les moukataajis, il peut mobiliser une armée de 20 000 hommes. Il réduit progressivement la puissance des notables attachés à leurs privilèges séculaires, tels les Baz et les Arslan, mais il doit composer avec les Joumblatt qui conservent leur autorité dans leurs districts respectifs.
Béchir II veille à ne pas procurer à la Porte d'occasion de s'immiscer dans les affaires de la Montagne, mais la pression fiscale provoque des soulèvements populaires. Il affronte trois soulèvements : 1820, 1821 et 1840. La violence de ce dernier et ses implications internationales entraînent sa chute. L'insurrection structurée portant des revendications sociales prend le nom de `âmmiyya[20], c'est un phénomène inédit dans l'Empire ottoman. Au tournant des années 1820, confrontée au soulèvement des Grecs et à une guerre avec la Russie, la Porte manifeste sa volonté d'augmenter les impôts par l'ordre du vali d'Acre Abdallah pacha[21]. Béchir II impose la décision aux montagnards, mais les paysans chrétiens refusent de payer un supplément au miri et tiennent deux grandes réunions consécutives à Antelyas et à Lehfid qui se terminent par un pacte insistant sur la solidarité mutuelle, la défense du bien commun et l'élection de wakil-s[22] pour protéger leurs intérêts. Ils enclenchent un processus de démocratisation qui se traduit par plusieurs revendications, notamment la décentralisation.
La rupture est consommée. Aidé par Béchir Joumblatt, Béchir II écrase les paysans, recueille les taxes indues, pénalise des notables et soumet le Kesrouan à un régime cadastral sévère. Même les propriétés ecclésiastiques sont lourdement grevées. A peine le pays pacifié, l'émir se compromet auprès du sultan par son alliance avec Abdallah pacha désireux d'agrandir ses domaines aux dépens de ses voisins. La coalition des pachas de Damas et d'Alep, soutenue par la Porte et renforcée par la défection de son plus puissant allié Béchir Joumblatt, oblige l'émir à démissionner et à se réfugier en Égypte auprès de Mehmet Ali[23]. Ce dernier plaide la cause de l'émir auprès de la Porte qui le réhabilite en 1822. A son retour, cependant, un slogan s'impose : « le pays est trop petit pour accueillir deux Béchir »
. Si l'émir dispose d'une légitimité confirmée par la reconnaissance des pachas voisins de Damas et d'Acre, le cheikh a pour lui la force. Le combat s'engage fin 1824, d'abord favorable aux troupes du cheikh, puis à celles de l'émir. Béchir Joumblatt et deux chefs de la famille `Imad[24], quittent le Mont-Liban. Ils sont capturés puis exécutés par les vali-s de Damas et d'Acre. La chute de Béchir Joumblatt laisse des séquelles au Mont-Liban au XIXe siècle.
En écrasant son riche et puissant rival, Béchir II entend achever son œuvre de centralisation. Sa riposte s'inscrit dans un contexte de lutte de pouvoir, pas de conflit confessionnel : d'une part, il n'agit pas en tant que chrétien contre un druze, car il se garde de manifester sa religion ; d'autre part, nombre de chefs chrétiens des Khazen, Hobeich et Dahdah combattent contre lui dans les rangs du cheikh. Les druzes, cependant, conçoivent le conflit et son issue de manière différente et ils s'abstiennent de coopérer en attendant le renversement du rapport de forces. Par l'affaiblissement des moukataaji et la soumission des paysans, Béchir II restructure les districts et règne en despote jusqu'à l'arrivée des Egyptiens.