Jean Calvin, ou la porte entrouverte à la résistance politique
Jean Calvin est d'un autre monde que Martin Luther : il a grandi dans le royaume de France, il est d'une génération plus jeune, il est formé au droit, il n'est devenu théologien que comme autodidacte, sur le fond d'une culture humaniste. Son rapport à la société civile est assez différent de celui de Luther, dans la mesure où Calvin s'engage concrètement dans l'instauration d'un régime politique qui soit conforme à l'Evangile tel qu'il le comprend. Contrairement à Luther, qui ne s'est jamais réellement préoccupé de mettre en place une discipline ecclésiastique, Calvin rédige des ordonnances ecclésiastiques (lesquelles seront promulguées par le Petit Conseil[1] de Genève en 1541) et il requiert des fidèles qu'il conforment leur comportement à des exigences sociales précises. Davantage encore que Luther, Calvin insiste en effet sur la nécessité de traduire quotidiennement en actes la foi reçue de Dieu : il faut donc respecter les « commandements de Dieu »
dans la vie privée et dans la société... mais aussi se donner les moyens de vérifier que ces « commandements »
soient bien respectés. Les ivrognes, les joueurs et les blasphémateurs sont dénoncés et condamnés, comme aussi les maris violents ou les parents négligents. Il met en place à Genève une institution de contrôle et d'éducation morale et religieuse, le Consistoire, où siègent à la fois des pasteurs et des magistrats.
Pour Calvin, comme pour Luther, les magistrats exercent le pouvoir au nom de Dieu, qui le leur confie : ils sont même « vicaires de Dieu »
, c'est-à-dire en quelque sorte ses « représentants »
sur terre (Institution, livre 4, ch. 20, 6). Il faut donc, c'est l'évidence, leur obéir. Aux yeux de Calvin, le mouvement de la Réforme radicale[2], où l'on croit pouvoir se passer de l'Etat, est le fait d'idéalistes, de dangereux illuminés ou, comme il les appelle, de « fantastiques »
. Mais quel régime civil faut-il préférer ? Calvin n'aime pas la monarchie, qu'il définit comme la domination d'un seul, car elle se corrompt facilement en tyrannie et l'on sait bien, écrit-il, que les bons rois sont rares. Il déteste la démocratie, qu'il conçoit comme la domination populaire, car elle tourne vite en émeute. Reste l'aristocratie, « une domination gouvernée par les principaux et gens d'apparence »
, laquelle est dès lors le moins mauvais système politique : « C'est pourquoi le vice, ou le défaut [la défaillance] des hommes, est cause que l'espèce de supériorité la plus passable et la plus sûre est que plusieurs gouvernent, s'aidant les uns aux autres, et s'avertissant de leur office [s'adressant des exhortations quant à leur fonction] ; et si quelqu'un s'élève trop haut, que les autres lui soient comme censeurs et maîtres »
(Institution, livre 4, ch. 20, 8).
Le système politique que Calvin connaît à Genève lui paraît donc idéal : des magistrats dont aucun ne détient sur les autres un pouvoir prépondérant (à l'exception des syndics, mais ils ne sont élus que pour un an par leurs pairs) et un peuple qui leur obéit. Dans les dernières années de sa vie (de 1555 à 1564), Calvin a beau jouir d'une autorité morale certaine à Genève, il reste soumis aux décisions du pouvoir civil. Il doit, par exemple, demander, comme tout un chacun, l'autorisation du Petit Conseil avant de faire imprimer un livre.
Jusqu'ici, Calvin apparaît très proche de Luther. La différence entre les deux Réformateurs est néanmoins à chercher dans cette possibilité que Calvin envisage, avec une grande prudence, de résister aux supérieurs quand ils abusent de leur pouvoir. La toute dernière page de son Institution est précisément consacrée aux limites de l'obéissance aux supérieurs. La règle principale, pour Calvin, est que l'obéissance au magistrat ne doit jamais détourner de l'obéissance due à Dieu, et cela selon les mots même de l'apôtre Pierre : « il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes »
(Actes des apôtres, ch. 5, 29). En conséquence de quoi, un ordre contraire à Dieu doit être tenu pour nul et non avenu.
C'est ainsi que, dans un sermon de 1560, Calvin explique que Sarah a abusé de son pouvoir quand elle a molesté Agar, dans sa jalousie de voir que sa servante avait eu un fils. On le sent embarrassé : d'une part, il estime qu'Agar aurait dû obéir à sa maîtresse et supporter patiemment ses affronts ; d'autre part, il rappelle que les supérieurs qui abusent de leur autorité dérogent eux-mêmes à l'ordre de Dieu. Quand les rois « veulent contraindre leurs sujets à suivre leurs superstitions et idolâtries »
, « ils ne sont plus rois »
, c'est-à-dire qu'ils sortent de la fonction que Dieu leur a assignée (sermon 76 sur la Genèse). Ce n'est pas encore un appel direct à la désobéissance civile, mais la porte est bel et bien entrouverte à la résistance au pouvoir.
Le disciple et successeur de Calvin, Théodore de Bèze[3], ira plus loin dans cette direction, en particulier dans un livre publié en 1574. Nous sommes alors dans le contexte des guerres de religion, qui déchirent la France (deux ans plus tôt, de nombreux protestants ont été massacrés dans plusieurs villes de France). Quelle attitude défendre face à un pouvoir qui abuse de sa force ? Bèze l'énonce ainsi : « Je dis donc que les peuples ne sont point issus des magistrats, mais que les peuples auxquels il a plu de se laisser gouverner ou par un prince ou par quelques seigneurs choisis, sont plus anciens que leurs magistrats, et par conséquent que les peuples ne sont pas créés pour les magistrats, mais au contraire les magistrats pour les peuples ; comme le tuteur est pour le pupille et non le pupille pour le tuteur, et le berger pour le troupeau et non le troupeau pour le berger »
. Il y a donc un contrat, des obligations réciproques entre le souverain et le peuple, en vertu de quoi le souverain peut à la limite être démis. Bèze n'est certes pas prêt à prêcher au peuple la révolte contre son prince, car pour lui, si le roi devient tyran, et qu'il faut alors l'écarter, ce n'est pas à la populace, mais aux magistrats inférieurs qu'il appartient d'agir. Il n'empêche : le principe de Bèze selon lequel le pouvoir est au service du peuple sera repris quelques années plus tard dans les premières lignes de la Déclaration d'indépendance des Provinces-Unies[4] : « Les sujets ne sont pas créés de Dieu pour l'usage du prince, pour lui être obéissants en tout ce qu'il commande, que la chose soit pie ou impie, juste ou injuste, et le servir comme esclaves. Mais le prince est pour les sujets, sans lesquels il ne peut être prince, afin de gouverner selon droit et raison, les maintenir et aimer comme un père ses enfants, ou un pasteur ses brebis, qui met son corps et sa vie en danger pour les défendre et garantir »
.
Ce principe a exercé par la suite une influence directe sur les Révolutions du XVIIIe siècle (Révolution américaine, Révolution française). Ainsi, même si les Réformateurs du XVIe siècle étaient loin de prôner la démocratie, ils occupent indéniablement une place dans l'histoire de l'émergence de ce concept.