Martin Luther : l'exigence de l'obéissance au prince
Au cœur de la réforme de Luther, il ne faut pas chercher des raisons sociales, économiques ou politiques, mais bien des raisons religieuses. Ce qui est en jeu est d'abord lié à la question du « salut éternel »
. Comme Lucien Febvre l'écrivit jadis dans Un destin : Martin Luther, « ce qui importe à Luther de 1505 à 1515, ce n'est pas la Réforme de l'Eglise. C'est Luther. L'âme de Luther, le salut de Luther. Cela seul »
. La découverte de Luther (découverte qu'on pourrait qualifier d'existentielle si l'adjectif n'était anachronique pour le XVIe siècle) est que le « salut »
réside non pas dans les œuvres accomplies par les humains (la charité envers le prochain, le jeûne, les veilles...) mais dans la volonté de Dieu qui vient sauver les humains par la foi[1] seule, en dépit de leur inévitable désobéissance aux commandements.
Aussitôt, les critiques pleuvent contre Luther. On lui reproche en substance de ruiner la morale et la société : en effet, disent ses contradicteurs, comment faire valoir l'obéissance aux commandements, et notamment l'obéissance au prince, si l'on affirme que l'humain est sauvé indépendamment de ce qu'il fait ? C'est à cette critique que Luther répond dans son traité Des bonnes œuvres (parfois intitulé Sermon sur les bonnes œuvres) de 1520. Il y défend l'idée que la foi est première mais qu'elle ne dispense aucunement de l'obéissance aux commandements. En particulier, le quatrième commandement du Décalogue[2] (« honore ton père et ta mère »
) implique aussi le respect de toutes les autorités humaines, partant la soumission au pouvoir temporel, auquel il ne faut par principe pas résister « même quand il agit mal »
.
Luther ne se fait aucune illusion sur la bonté de la nature humaine. Chaque société a besoin d'un pouvoir temporel, car le monde comprend beaucoup de « méchants »
qui laisseraient libre cours à leur penchant pour le mal s'ils n'étaient retenus par la crainte du châtiment. Mais il ne se fait pas non plus d'illusion sur la qualité des princes : de la plupart, on ne peut attendre que le pire, un bon prince étant, dit-il, un « oiseau rare »
. Luther l'écrit notamment dans un petit texte de 1523, De l'autorité temporelle et des limites de l'obéissance qu'on lui doit. Il faut donc obéir au pouvoir temporel. La seule exception que concède Luther est le cas où le pouvoir donnerait un ordre contraire aux commandements de Dieu : « s'il nous ordonnait de porter un faux témoignage, de dérober, de mentir ou de tromper, et autres choses semblables, dans ce cas il vaudrait mieux sacrifier biens, honneurs, corps et vie, afin que la loi de Dieu demeure »
.
Le pouvoir, bon comme mauvais, est pour Luther institué par Dieu. L'alternative, dès lors, est donc la suivante : soit obéir au pouvoir (c'est la règle première, qu'il faut suivre même en cas de doute, quand on n'est pas sûr que le pouvoir ait raison), soit se montrer prêt à sacrifier sa vie (c'est le cas-limite, quand le pouvoir donne un ordre indiscutablement contraire à la « volonté divine »
). Dans aucun cas Luther ne justifie une résistance ouverte au pouvoir temporel. Le Réformateur fonde sa position sur la distinction qu'il opère entre ce que les théologiens appellent traditionnellement les deux règnes : le « règne de Dieu »
, qui porte sur les âmes, et le « règne temporel »
, qui gouverne exclusivement les corps et les biens. Il faut donc soit supporter les injustices que commettrait le prince, soit se résoudre à l'exil, à la prison ou à la mort. Seul peut être destitué, selon Luther, le tyran qui tomberait dans la démence. Certes, Luther acceptera, en 1539, d'envisager une action contre l'empereur (il s'agit en l'occurrence de Charles-Quint[3]) : cependant, ce n'est pas l'empereur en tant que chef d'Etat qui sera alors visé, mais l'empereur en tant qu'il s'est lui-même soumis au pape : quittant en quelque sorte la noblesse de sa fonction pour devenir le « valet du pape »
; l'empereur perdra du même coup, pour Luther, sa stature de prince auquel les sujets doivent obéissance. (A noter que la doctrine des « deux règnes » sera invoquée dans l'Allemagne des années 1933-1945 par certains théologiens luthériens allemands pour justifier l'obéissance au pouvoir nazi)
La position catholique romaine en matière de respect des autorités est très proche de celle de Luther. Le catéchisme du concile de Trente[4] dira ainsi, à propos du respect du 4e commandement : « S'il se rencontre parfois des magistrats indignes, ce n'est ni leur perversité ni leur malice que nous honorons, mais l'autorité divine qui est en eux. Et même, ce qui paraître peut-être incroyable, les inimitiés, les colères, les haines implacables qu'ils peuvent nourrir dans leur cœur contre nous ne sont point des raisons suffisantes pour nous dispenser de nos devoirs envers eux »
.