La gestion des rapports de force internes
Les historiographes ne s'attardent pas sur la description de l'organisation des finances et de l'administration de l'émirat. Ils insistent davantage sur les conquêtes et les richesses rassemblées dans les palais. Fakhr al-Din, d'après Ahmad al-Khalidi al-Safadi, agit en maître qui ne souffre pas la contestation, il est considéré comme le propriétaire souverain des terres. Cependant, il respecte les coutumes : chaque notable, dans son fief, est chargé de l'administration et de la perception des impôts. Il cherche à consolider ses liens avec les chefs de la faction Kayssiya : ses principaux alliés sont les émirs Chehab, sunnites du Wadi al-Taym ; les Abillamaa druzes du Metn ; les Harfouche et les Hamadé, chiites de la Bekaa ; les Khazen, maronites du Kesrouan. Quant aux Yamanites, ils restent les ennemis les plus tenaces, silencieux ou déclarés. Contre l'émir, ils font appel à la Sublime Porte. C'est le cas des Alam al-Din, druzes du Chouf, et des Saifa, sunnites du Akkar établis à Tripoli.
Les fonctions de justice sont assumées par l'émir. D'après Ahmad al-Khalidi al-Safadi, Fakhr al-Din les assume avec sévérité, surtout quand il s'agit de problèmes d'ordre public ou de protection des étrangers, mais aussi avec « piété et équité ». Il juge les affaires religieuses, civiles et militaires de grande importance. Dans les cas graves, il n'hésite pas à consulter ses conseillers de diverses confessions. Les codes de statut personnel (mariage, héritage essentiellement) sont confiés aux clercs et aux ulémas.
Le regard des historiographes de confession différente offre des portraits croisés concernant les questions religieuses, l'image d'un émir tolérant à l'égard des cultes domine. D'un côté, pour Ahmad al-Khalidi al-Safadi, Fakhr al-Din est un musulman pieux - son identité de druze est passée sous silence - : il encourage sa famille à jeûner durant le mois de Ramadan ; il envoie un de ses fils à la tête d'un groupe de musulmans pour le pèlerinage à la Mecque ; il fait édifier des mosquées, assiste à la prière lors des grandes fêtes musulmanes et entretient des ulémas à sa cour ; certains l'accompagnent au cours de son séjour italien, pour présider les cultes. D'un autre côté, la sympathie de l'émir envers les chrétiens conduit des religieux catholiques européens à indiquer que les druzes ont une origine chrétienne : cette thèse est à l'origine de récits douteux sur le baptême de l'émir par le père Adrien de la Brosse, un capucin[1], en 1633, alors même qu'Ahmad al-Khalidi al-Safadi écrit que l'émir a refusé tous les encouragements pour se convertir au christianisme. Quoi qu'il en soit, Estephan al-Douaihy souligne le fait que, sous le règne de l'émir, les chrétiens bénéficient de privilèges réservés jusque là aux musulmans : ils sont appelés à participer à l'administration du pays et à s'engager dans l'armée ; ils bénéficient de libertés religieuses qui leur assurent une certaine prospérité.
La politique religieuse de Fakhr al-Din dépend notamment de sa rivalité avec les Saïfa, pachas de Tripoli. D'après Estephan al-Douaihy, ces derniers opprimaient les maronites en faisant peser sur eux de lourds impôts et en conduisant des expéditions militaires. A l'occasion d'une persécution particulièrement violente, en 1609, certains viennent demander refuge à l'émir, ils sont conduits par le patriarche Youhanna Ben Makhlouf[3]. Fakhr al-Din les accueille dans le Chouf et saisit l'occasion de rivalités inter-sunnites pour acheter le village de Majdal Meouch et le concéder aux maronites et à leur patriarche. Cependant, les Saïfa soutiennent les Ottomans contre l'émir, puis profitent de son exil dans la péninsule italienne pour participer à la conquête du Chouf et s'emparer de Deir al-Qamar. Après 1618 et jusqu'à la fin de leur émirat [1697], les Maan accueillent à nouveau des paysans maronites réfugiés sur leur territoire, en leur garantissant des libertés.