Fakhr al-Din, entre révolte et loyauté
Fakhr al-Din descend de la famille arabe des Maan, venue de la partie orientale de l'empire abbasside et ayant acquis une prépondérance sur la communauté druze dès son installation dans le Wadi al-Taym puis dans la montagne du Chouf, vers 1120. Au XVIe siècle, le centre de leur pouvoir est organisé à Deir al-Qamar, siège de leur opposition à l'autorité ottomane. La Porte lance plusieurs expéditions militaires contre les révoltés. Celle de 1584 est dirigée par Ibrahim Pacha[1], gouverneur d'Egypte, qui dévaste la région. L'émir Korkomaz[2] ne parvient pas à résister, il est tué. Ses fils, Fakhr al-Din et Younes[3], qui sont encore des enfants, sont soustraits par leur mère aux représailles turques et confiés à leur oncle Sayf al-Din al-Tanoukhi[4] selon al-Douaihy[5]. Agé de 18 ans, en 1590, Fakhr al-Din prend en main l'administration du Chouf. Son autorité s'étend rapidement de la chaîne de l'Anti-Liban jusqu'à la mer.
La population, essentiellement rurale, est formée de deux catégories sociales distinctes : les paysans et les notables. Ces derniers sont l'émir, les muqaddam[6] et les cheikhs[7]. La dépendance du paysan est étroite vis-à-vis du maître, notamment chez les druzes. Deux factions sont en rivalité pour l'exercice du pouvoir, la Kayssiyya[8] - dirigée par les Maan - et la Yamaniyya[9]. Ces factions transcendent les appartenances confessionnelles, mais cela n'empêche pas les communautés religieuses d'être des ensembles structurants dans la vie individuelle et collective : la religion joue un rôle de premier plan dans les habitudes, les traditions, le comportement, l'habillement et le langage. Ces communautés sont dirigées par des ulémas[10], uqqal-s[11], patriarches[12] et évêques[13] qui mêlent à leur autorité religieuse un pouvoir politique et exercent une prééminence dans l'espace social. Elles bénéficient d'un régime spécial du fait de traditions fortes et de conditions d'accès difficiles pour le pouvoir ottoman.
Sous le sultanat de Selim II[15] et de ses successeurs immédiats, la région est divisée en trois vilayets : Alep, Damas et Tripoli. L'émirat s'inscrit dans la carte des deux derniers : il y a donc confrontation entre une autorité qui vient de Constantinople et une autre qui s'appuie sur les populations du territoire. Le jeune Fakhr al-Din assure la sécurité de l'émirat en accordant à tous les chrétiens une égalité avec les druzes, les sunnites et les chiites. Il fait preuve de tolérance religieuse à l'égard de toutes les communautés. Son appartenance à la communauté druze, fortement attachée à une terre qui est un gage de perpétuation et jalouse de son autonomie à l'égard de tout autre pouvoir politique et militaire, ne l'empêche pas de s'entourer de conseillers sunnites et maronites. Son biographe, Ahmad al-Khalidi al-Safadi, s'efforce de montrer que l'émir druze est un homme pieux, qu'il est « obéissant à Dieu et au Sultan »
: il offre des présents précieux aux personnages influents de la Cour, aux ministres, ainsi qu'aux pachas de Damas, d'Alep et d'Egypte. Cela lui permet d'asseoir son autorité et d'évincer ses adversaires, mais cela ne l'empêche pas complètement d'être victime de « jalousie » et d'intrigues visant à l'éloigner du gouverneur de Damas comme du centre du pouvoir à Constantinople.
Dans les faits, Fakhr al-Din ne rompt pas avec l'orientation de ses prédécesseurs, mais il en modifie certains moyens. Il se montre prêt à obtenir l'assistance militaire et économique nécessaire de puissances européennes pour élargir son territoire et fonder les bases d'une entité politique souveraine. En 1613, confronté à la poussée ottomane, il convoque une assemblée de notables à Damour et, ayant constaté que toute résistance militaire était impossible, il décide de se retirer provisoirement de la scène en s'embarquant pour l'Europe. A son retour, en 1618, les guerres engagées par les sultans ottomans dans les Balkans d'une part, et en Perse contre Chah Abbas Ier[16] d'autre part, permettent à l'émir d'imposer son autorité sur les régions voisines du Chouf sous prétexte de débarrasser le pays des brigands. Après la bataille victorieuse de 1623 contre le pacha de Damas à Anjar, dans la Bekaa, son territoire s'étend depuis Antioche au Nord, jusqu'à Palmyre à l'Est et Gaza au Sud.