La force de la caste des juristes sous les Almoravides
L'orientation politico-religieuse de la dynastie idrisside repose sur un trépied : zaydite, malikite et mutazilite. Les zaydites[1] s'inscrivent dans la contestation chiite mais sans en revendiquer tous les éléments : ils reprennent aux sunnites le principe du « choix »
(bil-ikhtiyâr) du successeur et refusent de considérer les deux premiers califes, Abû Bakr et Umar, comme des « usurpateurs »
tout en considérant que l'imâmat revient de droit aux descendants d'Ali et de Fâtima. En d'autres termes, ils empruntent des arguments aux deux forces musulmanes majeures et soutiennent que le droit légitime au pouvoir doit être défendu par les armes. Le mutazilisme[2] est considéré comme la première école d'apologétique spéculative (kalâm). Son origine est liée au débat portant sur le cas du musulman commettant une faute qualifiée de grave : les khârijites le qualifient d'« infidèle »
(kâfir) ; les mutazilites le définissent comme « débauché »
(fâsiq) bénéficiant d'un statut intermédiaire entre le « fidèle »
et l'« infidèle »
. De l'affirmation de l'unicité absolue de Dieu, ces mutazilites déduisent le caractère « créé » du texte coranique, ce qui provoque l'adhésion ou le rejet de la part de savants et de juristes musulmans. Sous le califat abbasside d'al-Ma'mûn[3], la pensée mutazilite devient la doctrine officielle du pouvoir, imposée par la force. Mais elle est ensuite rejetée, avec la même violence, sous le califat d'al-Mutawakkil[4]. Au début du Xe siècle, al-Ash'arî[5], quitte les rangs mutazilites pour constituer un corpus de références propres au sunnisme dans lequel s'inscrivent les quatre principales écoles sunnites de jurisprudence : malikite, hanafite, shafiite, hanbalite.
Les Idrissides adoptent la doctrine juridique malikite. Mâlik Ibn Anas[6] est le premier auteur d'un traité de droit musulman : Al-Muwatta. Ce traité s'inspire de la pratique juridique de la communauté médinoise au sein de laquelle Mâlik Ibn Anas a longuement vécu. Il valorise les critères du hadith (« fait » ou « dit » attribué au prophète de l'islam), de « l'opinion personnelle » (ra'y) et du raisonnement par « analogie » (qiyâs). Sur près de 80 transmetteurs et lecteurs du Muwatta répertoriés par des sources musulmanes, une dizaine viennent d'al-Andalûs ou sont ifriqiyyens comme le Kairouanais Ibn Sinân[7]. A cette époque, il n'est pas question de parler d' « école »
fondée sur un système élaboré permettant de soutenir une législation et un droit spécifiques : les désaccords sont parfois véhéments, la justice est rendue au cas par cas, sans affirmation systématique, au moins jusqu'à la mort de Suhnûn[8] qui établit la Mudawwana : une loi des cas tirés de l'expérience, contrairement à l'école hanafite où les cas sont des hypothèses. A partir de la fin du IXe siècle, le phénomène de répétition-imitation (taqlîd) se généralise parmi les juristes : tout est ramené à une casuistique connue pour laquelle le maître a donné, par avance, les solutions. Cependant, les Almoravides ne promeuvent pas de version légale de l'islam radicalement différente du kalâm traditionnel ou de la mystique.
Les Almoravides sont des guerriers au nom de l'islam, initialement groupés autour d'Abdallah Ibn Yasine[9] qui, vers 1048, a constitué un ribât[10] - fortin - regroupant des hommes voués au culte, à la prière et au combat. Pour Ibn Yasine, disciple de Yahya Ibn Ibrahim[11] qui est lui-même influencé par le cheikh al-Fasi[12], un juriste de Kairouan rencontré au retour du hajj[13], en 1039, les musulmans doivent appliquer de la manière la plus rigoureuse le rite malékite. Cette orientation est reprise par Yusuf Ibn Tashfin qui, dans le champ politique, n'hésite pas à recourir aux pratiques tribales : lutte militaire contre les tribus considérées comme « infidèles »
; mise à l'écart de la personnalité représentant la tutelle initiale, Abu Bakr Ibn ‘Umar[14], en le couvrant de présents saisis dans le butin des conquêtes (chevaux, armes, or, esclaves vierges, étoffes) ; octroi et répartition des principaux postes d'autorité entre membres de la famille élargie. Fasciné par l'architecture andalouse, il en tire des enseignements pour des constructions de mosquées, de palais ou de remparts en Afrique du Nord, ce qui accroît son prestige. Des poètes se chargent de vanter ses mérites et ceux de ses successeurs comme son fils Ali Ibn Yusuf[15]. La principale caractéristique du gouvernement des Almoravides est le rôle attribué aux fuqaha[16], formés à l'école de Kairouan, dans les affaires de l'empire. Selon leurs adversaires (Almohades), aucun domaine n'échappe aux fatwa-s[17] de cette caste dominée par le Qadi al-Quda qui dispose, en outre, d'une puissance financière via l'administration de la caisse des fondations pieuses. Cette pratique donne lieu à une controverse remarquée entre deux savants : al-Ghazâlî[18], qui critique l'absence d'usage de la raison pour traiter les nouveaux cas, et les qadi-s Iyyad[19] de Ceuta et Ibn Hamdun[20] de Cordoue qui ordonnent l'autodafé des ouvrages d'al-Ghazâlî et des peines de mort ou d'exil pour tout disciple de celui-ci. C'est parce qu'il conteste la référence et la casuistique malékite contenue dans les furu'[21], et l'écart entre le prescrit des juristes et la réalité de la vie de musulmans qui font prévaloir leurs choix dans leur vie personnelle et collective, qu'Ibn Tumart parvient à rallier autour de lui de nombreux combattants.