Le Maroc : terre de migration et d'évasion
L'intérêt porté par les autorités hispaniques à la rive marocaine comme espace d'accueil et de refuge pour les émigrés et les expulsés entre dans le cadre d'une stratégie générale. La fragilité du pouvoir marocain n'autorise plus ce dernier à envisager de manière efficiente une intervention au-delà du détroit de Gibraltar. Au demeurant, de 1415 à 1497, l'Espagne implante sur la côte nord-africaine une série de bastions (Ceuta, Ksar Sghir, Assilah, Tanger et Mellila) qui lui permettent de parer à toute éventualité de réaction de la part de ceux qui ont quitté Al Andalus contre leur gré et qui pourraient se donner les moyens d'y revenir par la force. Une trêve informelle entre les deux rives de la Méditerranée marque même la période d'expulsion des morisques. Le but ultime de la Couronne espagnole est, à terme, leur disparition comme entité visible par assimilation. Les souhaits des émigrés-expulsés sont, quant à eux, variables et contradictoires. Faut-il vivre dans la perspective d'un retour sur la « terre promise » ? Faut-il, au contraire, accepter une inscription définitive dans la nouvelle société ? La participation au développement économique de l'ensemble est-elle le meilleur moyen d'arriver au premier objectif, ou au second ? Le fait est que, dans leur majorité, au cours des décennies voire les siècles qui suivent leur établissement dans un nouveau cadre, les juifs comme les morisques vivent à part, territorialement et socialement. Ce qui n'empêche pas les seconds de faire de leur culture un modèle pour les Marocains, à commencer par les citadins.
Plusieurs dizaines de milliers d'émigrés se sont succédés. En 1492, les juifs expulsés se repartissent approximativement pour moitié entre Fès d'un côté, Assilah et Salé de l'autre. Le rapport des juifs exilés avec les anciens souverains chrétiens est très variable. Certains d'entre eux participent à la prise de Safie et d'Azemmour par les Portugais en 1508 et 1513, avant d'être expulsés vers Fès par Jean III[1] en 1542. D'autres sont tués alors qu'ils participent à la lutte contre la conquête de Tripoli ou de Bougie (1509 et 1510), ou immédiatement expulsés lorsque, par exemple, Charles Quint[2] s'empare de Tunis en 1535. Ces derniers événements, comme la destruction de la flotte de Charles Quint au large d'Alger en 1541 ou la victoire remportée par le sultan Mulay Abd-al-Malik[3] sur le roi du Portugal Dom Sebastien (1578) donnent lieu à l'organisation du Purim d'Alger[4] et du Purim de los Christianos qui soulignent, par la prière, la poésie et les libations le caractère décisif de ces événements pour la communauté juive désormais établie sur la rive sud de la Méditerranée (Haïm Zafrani). Cependant, c'est au prix de vexations et de tributs, que ces juifs parviennent à s'intégrer dans leur nouvelle société en se faisant notamment les financiers des sultans et grands dignitaires.
Quant aux conditions d'accueil des morisques venus d'Espagne, les sources – et les historiens à leur suite – divergent pour apprécier leur identité de musulmans et l'orientation politique des autorités. Une partie des rédacteurs soulignent la dimension religieuse de l'affaire : la responsabilité des musulmans est de mener le jihâd contre les « infidèles » et les « incroyants » ; abandonner cette tâche est assimilée à une trahison. Une autre partie des rédacteurs témoignent, à l'inverse, de la complexité des enjeux en montrant que la dimension religieuse est étroitement imbriquée dans des considérations stratégiques, politiques et économiques. Les autorités marocaines, prises entre la crainte d'une déstabilisation interne et une double menace extérieure, suivent deux voies distinctes : d'un côté elles profitent de l'arrivée massive des morisques pour affermir leur pouvoir et circonscrire autant que faire se peut les velléités autonomistes des nouveaux venus ; de l'autre, pour neutraliser les puissances dans une sorte d'équilibre des forces militaires, elles s'allient subrepticement aux Espagnols pour faire pièce à l'avancée de l'Empire ottoman. Le prix à payer est, en ce cas, lourd : Al-Daghali, un des dirigeants militaires venus d'Andalousie et ayant servi plus d'un sultan, est assassiné pour avoir refusé cette option.
Le désir de mener le jihâd contre les Espagnols habite, en effet, une partie des morisques contraints à émigrer. Pour ce faire, il en est qui offrent leur soutien aux Saadiens engagés contre le rapprochement des Wattassides et des Espagnols. ‘Ali Aqrass, chef de tribu et combattant pour le jihâd est de ceux-là ; il reçoit de Mohammed Cheikh Saadi, qu'il a consulté, des directives pour tenter de libérer Melilla. La famille Al-Mandari, qui a choisi l'exil avant le décret d'expulsion, s'inscrit également dans cette perspective. Issu d'une lignée de notables, Abou Al-Hassan Al-Mandari[5] rassemble une flotte d'une centaine de cavaliers, sur les rives du fleuve Martil, lors de la guerre contre les Portugais à Ceuta. Il demande au sultan Mohammed Cheikh Al-Wattassi l'autorisation de rebâtir la ville de Tétouan, mais ne peut s'y installer en raison de l'hostilité des tribus voisines qui soutiennent l'Espagne contre les nouveaux venus. Al-Mandari se tourne alors vers le sultan de Fès qui lui prodigue l'assistance demandée pour achever la reconstruction de la cité. Tétouan devient, dès lors, une principauté presque indépendante, dotée d'une certaine liberté d'action vis-à-vis de l'Espagne. Cette ville, qui présente des traits exceptionnels en raison de l'ancienneté de l'émigration, illustre l'enchevêtrement des fils qui se nouent autour du destin d'une partie des juifs et des musulmans venus de la péninsule ibérique et d'au-delà. Menant un jihâd maritime qui confère à la guerre de course apparue au Moyen-Âge une dimension religieuse, les premiers n'en néglige pas pour autant la dimension proprement économique servant aussi, par la même occasion, les intérêts des seconds : il s'agit du commerce humain, c'est-à-dire du trafic de prisonniers que des ordres religieux catholiques comme celui de la Sainte Trinité ou des Pères de Notre-Dame, se vouent à racheter, renforçant par là même une pratique de plus en plus lucrative. Les ramifications du marché des prisonniers chrétiens s'étendent jusqu'à Fès. Les autorités marocaines tirent aussi un bénéfice de ce trafic.
Le phénomène de l'exil et de l'émigration ne peut donc se résumer à un simple désir de revanche et à une pratique univoque du jihâd. Les documents de l'époque, scripturaires ou archéologiques, montrent que les arrivants ne s'évanouissent pas dans la société d'accueil. Des traits distinctifs subsistent, parfois très longtemps. S'ils sont essentiellement de nature religieuse pour les juifs, ils n'en existent pas moins pour les musulmans. Ici, en dépit de leur expulsion, les Andalous[6] peuvent ne pas cesser d'être considérés comme chrétiens par les musulmans du cru. Là, ils peuvent manifester une attitude méprisante qui les conduit à maintenir une distance voire à s'éloigner de leurs coreligionnaires. La question de l'identité ne se résout donc pas dans la seule confession de foi : des traits culturels distincts marquent ces musulmans dont l'histoire est en partie commune et en partie différente. Le cas de Salé est significatif. Fondée grâce à l'installation d'une importante communauté andalouse au début du XVIIe siècle, elle passe immédiatement sous la tutelle de Zaydane. Cependant, les Hornacheros[7] décident de bâtir une kasbah[8] et de réunir les Andalous des autres régions du Maroc. Pour ce faire, ils s'engagent même à financer les frais de transport et à les installer à l'intérieur des anciennes murailles almohades : une nouvelle Salé – l'actuelle Rabat – émerge donc à côté de l'ancienne. En dépit de la réaction négative de la part de Zaydane, trois républiques voient le jour : celle des Hornacheros à la kasbah, siège du pouvoir ; celle des andalous de Rabat ; celle de l'ancienne Salé. Les Andalous reproduisent, en outre, le système de pouvoir pratiqué dans la péninsule ibérique : le pouvoir est accordé, pour un an, à un dirigeant élu par un diwan[9] composé de seize membres. La cohabitation ne va pas sans problèmes, comme le montrent les affrontements des années 1627-1630.
La piraterie offre à Rabat comme à Salé, habités en majorité par des Andalous, la possibilité de fonder des villes-états indépendantes, en pratique, des sultans de Fès et de Marrakech, au point que les capitales européennes les intègrent dans leurs classifications diplomatiques. Cette initiative revient aux juifs et aux religieux catholiques qui servent d'intermédiaires dans le paiement des rançons des prisonniers. L'action de ces derniers ne se limite d'ailleurs pas à des objectifs religieux et humanitaires, des considérations géopolitiques et économiques entrent également en ligne de compte. Dans un contexte de fort antagonisme avec les Anglais et les Hollandais suspectés de chercher sinon des alliances de revers à tout le moins des bases contre l'Espagne, les mémoires du père Jorge de Hanin montrent que ce prêtre a mis à la disposition de Philippe II[10] des informations détaillées sur la situation marocaine l'incitant à envahir tel ou tel port. Parmi ces informations figure l'activité d'un juif de Fès, Samuel Pallache, qui effectue plusieurs voyages entre le Maroc et les Provinces-Unies pour établir des liens économiques fondés sur l'exportation de sucre et l'importation d'armes.
Le tableau doit être traité avec des nuances. D'une certaine manière, chassés parce qu'ils constituaient des minorités qualifiés d'inassimilables dans la péninsule ibérique, les juifs et les musulmans andalous représentent encore des minorités religieuses, culturelles, sociales non assimilées dans un Maroc en voie de constitution comme entité nationale. La marginalisation du fait d'un sentiment identitaire affirmé des uns comme des autres et de la prégnance des structures traditionnelles, se prolonge donc de chaque côté de la Méditerranée. Longtemps, pour les Andalous, le Maroc ne peut être considéré que comme la terre d'un exil passager. Dans certains cas, les différends éclatent dans le champ politique : les autorités marocaines ne sont alors pas reconnues ou sont contestées pour des motifs internes ou en raison des accords établis avec l'Espagne catholique. Cette réalité passée ne se confond donc pas avec le schéma binaire d'un choc de « civilisations » déterminées par un critère religieux exclusif : des sentiments complexes d'appartenance identitaire, des intérêts économiques divergents ou convergents et des alliances stratégiques modulables en fonction des victoires ou des défaites des principales puissances provoquent des engagements individuels et collectifs très variables.