Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

La stratégie de la christianisation en Espagne : l'éradication des "hérésies"

Les religions monothéistes portent des traits communs mais se sont développées en partie de manière cloisonnée ou conflictuelle et ce dès l'apparition du christianisme d'abord, de l'islam ensuite. Dans l'espace d'al-Andalus, il y a eu cohabitation avec, parfois, des formes d'imprégnation (par exemple la diffusion de la langue arabe au sein des milieux lettrés, juifs comme chrétiens), des partages d'habitude vestimentaire ou moins fréquemment culinaire, mais en même temps des distinctions d'us et de coutumes qui ont perpétué l'existence de communautés clairement identifiables au fil des siècles, ce qui permet à tel souverain almohade de rejeter, ponctuellement, les non musulmans. La Reconquista fait basculer le rapport de force politico-militaire et, dès lors, se pose la question de la gestion de la diversité confessionnelle et culturelle de la population placée sous l'autorité de la Couronne. L'enjeu n'est pas circonscrit à la péninsule ibérique puisque, à l'échelle méditerranéenne, ce moment est marqué par la disparition de l'Empire byzantin et l'expansion de l'Empire ottoman qui se présente comme la puissance protectrice de l'islam et des musulmans.

Les Rois catholiques qui se succèdent manifestent la volonté de tendre vers une unicité et une pureté religieuses qui leur apparaissent vitales tant sur le plan temporel que spirituel : en ce temps, il semble impossible, comme l'a écrit Fernand Braudel, de séparer le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Ce qui signifie non la recherche d'une convivialité interreligieuse mais la lutte contre « l'hérésie », que celle-ci soit juive, musulmane ou protestante. La première entreprise, associant étroitement l'État et l'Église catholique, vise à ramener ceux dont les aïeux ont été convertis à l'islam vers la doctrine et le culte catholiques. Elle est relayée, dès l'édit de 1502, par une campagne d'évangélisation des musulmans fondée sur la prédication et le sacrement du baptême. Les lois édictées entre 1511 et 1526 confirment cette orientation englobant la dimension cultuelle dans une problématique plus largement culturelle puisqu'elles visent des écrits de toutes sortes et des pratiques quotidiennes.

Dans un milieu désormais dominé par les chrétiens, les stratégies auxquelles ont recours les juifs et les musulmans sont diverses. L'une d'elle consiste à quitter volontairement l'Espagne pour l'Afrique du nord ou l'est de la Méditerranée où les seconds se retrouvent sur une « terre     d'islam » alors que les premiers bénéficient d'une tolérance religieuse plus grande qu'au nord de la Méditerranée. Mais les désillusions sont parfois grandes. Une autre attitude consiste à pratiquer son culte et à respecter ses traditions dans le secret, en dépit du baptême : cette dissimulation, qui pour les musulmans a pour nom taqiyya, apparaît davantage en usage chez les juifs qui ne peuvent espérer compter sur une puissance étrangère susceptible de repousser militairement le pouvoir chrétien établi dans la péninsule. Les polémiques ne manquent pas, elles ont pour thème « l'hypocrisie » ou la « défense de la foi ». La pression de la communauté des vieux chrétiens[1], qui prend garde de ne pas se mêler aux autres, est forte et se traduit par du harcèlement à l'encontre des convertis comme de ceux qui résistent à la conversion. Les marranes[2] ayant pu avoir accès à de hauts postes de responsabilité, politiques et économiques, sont de toutes parts victimes de rumeurs qui ont, également, une dimension sociale.

Les tribunaux de l'Inquisition sont un des principaux instruments de lutte contre les « hérétiques ». Près de trois siècles après la création de l'institution visant d'abord des chrétiens suspectés d'avoir dévié de la « voie droite » est fondé, sous le règne de Fernand d'Aragon et d'Isabelle de Castille avec l'approbation du pape Sixte IV, le Conseil suprême de l'Inquisition espagnole[3]. Sa fonction principale consiste en un combat contre une série de « crimes » religieux, politiques ou moraux défendus par l'Église catholique et la Couronne d'Espagne. Ainsi, la contestation du pouvoir, la détention d'ouvrages qualifiés d'antichrétiens ou certaines pratiques matrimoniales -comme la polygamie-, sont passibles de poursuites, d'interrogatoires allant parfois jusqu'à une torture codifiée (Bartolomé Bennassar) et de condamnations. Si la « culpabilité » est reconnue et si l'inculpé refuse de dénoncer lui-même ses « errements », la sentence est prononcée avec charge pour les autorités civiles de l'appliquer. Dans les faits, la communauté juive ou d'origine juive fait preuve d'une relative cohésion pour échapper à ces tribunaux. Quant aux musulmans, pour partie, ils s'appuient sur des fatwa pour quitter la terre de leurs pères. En 1524, à Séville, est apposée une plaque dressant un état des faits par les autorités qui les assument.

L'objectif de la Couronne espagnole à l'encontre des juifs et des musulmans est identique, mais les moyens politiques diffèrent. L'expulsion des juifs suit immédiatement la chute du royaume de Grenade. La tentative de certains membres de la communauté juive d'empêcher l'application de l'édit en offrant de l'argent au roi Ferdinand provoque une réaction des autorités de l'Église catholique qui y voient un marchandage et une trahison. Vis-à-vis des musulmans en général et des morisques en particulier, les mesures s'étalent sur plus d'un siècle. L'une des raisons n'est pas d'ordre religieux mais d'ordre social : la présence de personnalités de confession ou d'origine juive dans les instances du pouvoir n'a pas d'équivalent du côté de ceux qui viennent de l'islam. Les morisques sont davantage perçus comme se situant à l'écart de la communauté catholique majoritaire. Après la révolte des Alpujarras[4], d'ailleurs, les autorités espagnoles ont essayé de briser ce cloisonnement en imposant des migrations internes. Elles ont échoué, ne faisant que déplacer le problème d'un lieu vers un autre.

Se présentant en champions de la cause catholique, les souverains d'Espagne adoptent des mesures radicales qui concernent, à plus d'un siècle de distance, des sujets venus du judaïsme ou de l'islam. Dans le premier cas, la décision n'est pas inédite, et mêle des motifs religieux et économico-sociaux : depuis le XIIIe siècle, des juifs ont été victimes de mesures d'expulsion prises par des souverains d'Angleterre du Saint Empire romain-germanique et du royaume de France. Dans le second cas, il n'y a pas de précédent, sinon dans le cas de l'île de Malte : les croisés, fondateurs du royaume latin de Jérusalem ou du comté de Tripoli n'ont jamais pris de telles dispositions, pas plus que les souverains normands de Sicile après 1130 et la proclamation d'un nouveau royaume. A l'antagonisme religieux se combine un mobile géopolitique qui concerne autant l'Empire ottoman et les autorités marocaines que l'Angleterre « hérétique », la France ayant signé un traité avec le sultan et les États allemands ayant adopté la Réforme protestante.

  1. Vieux chrétiens

    Chrétiens de la péninsule ibérique avant la conquête musulmane.

  2. Marranes

    Expression utilisée à partir du XVe siècle pour désigner les juifs de la péninsule ibérique (Espagne et Portugal) convertis au catholicisme, de gré ou de force, continuant à pratiquer le judaïsme en secret. Juifs ayant embrassé le christianisme.

  3. Conseil suprême de l'Inquisition espagnole

    L'Inquisition espagnole ou Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition est une juridiction ecclésiastique instaurée en Espagne en 1478, avant la fin de la Reconquista, à la demande des Rois catholiques.

  4. Révolte des Alpujarras

    La révolte des Alpujarras est un soulèvement de la population morisque du royaume de Grenade survenu en Espagne au cours du règne de Philippe II, entre 1568 et 1571.

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